Les chasseurs qui vont en Irlande savent que la partie ne sera pas facile … Sur cette île magnifique, les grains se succèdent sans arrêt pendant l’hiver. Le sol détrempé, creusé par les sabots des moutons et des vaches, devient extrêmement compliqué. Il faut se méfier à chaque pas. Une faute d’inattention et voilà la botte qui s’enfonce dans une vase collante qui ne lâche pas prise. Du coup, c’est le pied qui s’en va de son côté et on se retrouve, tout bête, en chaussette sur la lande. Il faut haler sur le caoutchouc à deux mains pour récupérer le chaussant. Ce ne sont pas seulement les marais à bécassines, les fameux “bogs” qui sont “piégeux”. Quand on chasse la bécasse “en montagne”, c’est-à-dire sur les collines, le sol n’est pas plus aimable. Il est même un peu plus vicieux dans la mesure où l’on se méfie moins. On s’en sortira en posant le pied uniquement sur les touffes d’herbe et en évitant comme la peste le gazon vert tendre.
D’après les guides qui opèrent dans le Kerry, cette année n’a pas été une grande année mais les amateurs ont pu se refaire dans la dernière partie de la saison, c’est-à-dire en janvier. Les bécasses sont arrivées plutôt tard et ont dédaigné les petits bois (bushes) pour se poser dans les grandes sapinières. Il s’agit de plantations des Eaux et Forêts destinées à retenir le sol. Ces grandes forêts couvrent des dizaines de milliers d’hectares un peu partout en Irlande et constituent autant de réserves à bécasses. Car il est impossible de marcher dedans – hors pistes forestières – tant les arbres sont serrés. Le jeu consiste donc à envoyer là-dedans un groupe de springers en espérant que quelques oiseaux sortiront. Les chasseurs sont postés sur les bordures. Le springer a du sang. Il fonce droit devant, la queue vibrant à haute fréquence. Le chasseur, lui, marche péniblement sur les fondrières et s’étale. Il prend donc du retard sur les chiens et voit bien souvent l’objet du désir s’élever au-dessus de la canopée hors de portée. De temps en temps quand même, une bécasse fait un petit tour à l’extérieur à bonne distance. Il faut agir vite car elle comprend son erreur et rentre au “fort” à toute vitesse. Si elle tombe dans la forêt – ce qui se produit dans la plupart des cas – il faut attendre le rapport du springer en croisant les doigts. Certains chiens ont la dent dure et ramènent une bouillie d’os et de plumes. D’autres, plus aimables, déposent à vos pieds un oiseau intact. Comme tous les maîtres, les guides sont très indulgents avec leurs auxiliaires. C’est la raison pour laquelle ils s’arrangent pour remettre un peu d’ordre dans ce qui reste de plumes avant de vous tendre l’oiseau en vous disant que le rapport a été parfait (« perfect »). Comme les thanatopracteurs, ces guides connaissent les bonnes recettes qui permettent de rendre la morte présentable.

Mille bécasses par an

Je dois dire cependant que les chiens, et notamment les chiens d’arrêt, ont fait d’énormes progrès depuis quelques années. Ils arrêtent à la perfection, sont plus sensibles au rappel et ont “la dent douce”, une qualité hautement appréciable. Je chasse dans le Kerry avec l’organisation de John Mangan et en compagnie d’un guillie, Donal, que je connais depuis au moins vingt-cinq ans. C’est un passionné de chiens d’arrêt. Il a eu des griffons et des braques allemands mais c’est le setter anglais qui le passionne. Des setters qui bien qu’anglais peuvent venir d’Italie car nos voisins se sont passionnés pour cette race. Levant pas moins de mille bécasses par an, ces auxiliaires comprennent vite la musique. Ce n’est pas la peine de vouloir les faire entrer à toute force dans un bois s’ils n’en ont pas envie. Il leur a suffi de trois coups de nez dans la brise pour comprendre qu’il était vide.
Depuis que la quarantaine a été levée, de plus en plus de bécassiers français viennent chasser en Irlande avec leurs chiens. Disons le tout net : cela ne fonctionne pas très bien. Leurs chiens ne sont pas habitués au milieu et aux mœurs du gibier. « La plupart du temps, me dit Donal, ils passent à côté de la bécasse et ce sont mes setters qui les lèvent derrière eux. Il y a de très bons chiens mais il faut qu’ils s’adaptent. En outre, les territoires sont escarpés, très humides, avec de grosses touffes d’épine et des clôtures à moutons et ces chiens se fatiguent vite. Ils ont du mal à chasser trois jours de suite. ».

Au pays d’Harry Potter

Le Kerry est un pays magique. Et chasser dans la “Black Valley” une aventure envoûtante. On évolue dans des panoramas qui changent de couleur à chaque instant en fonction des caprices du ciel : ciels noirs d’encre brusquement éclairés par des coups de projecteur venus d’ailleurs. Arc-en-ciel surprise. Bourrasque insensée. Apparitions étranges. Parfois un bouc, noir et démoniaque, découpe sa silhouette au sommet d’un rocher. Un décor pour Harry Potter. On fait souvent pas mal de levées, quinze à vingt-cinq dans la journée, mais n’allez pas croire que l’on tire beaucoup. Cinq occasions c’est bien. Vous en raterez bien deux si bien que vous aurez trois bécasses dans la poche en fin de journée. « Cette année, m’a dit Donal, les bécasses étaient d’humeur “piéteuse”. Elles coulaient devant le chien sans que celui-ci parvienne à les bloquer et s’envolaient hors de portée. » Neige fondue et petite bruine pour mes deux jours de chasse en janvier avec de grandes éclaircies et du ciel bleu. Le guide était tout content. Il paraît que depuis le début de la saison le ciel lui tombait sur la tête en cataractes. Il n’était pas rouillé pour autant. Le guillie irlandais est inoxydable.

Eric Joly