L’Europe, une puissance agricole concurrencée

« Ce n’est pas le reste du monde qui fragilise l’Europe. Le déclin potentiel vient des Européens eux-mêmes ». Le directeur du Club Demeter, Sébastien Abis, constate « une fatigue d’Europe » à un moment où on n’a jamais autant eu besoin de s’unir pour exister dans la mondialisation.

Dans leur nouvelle édition du Demeter, qui vient de sortir, Sébastien Abis et son collègue Matthieu Brun ont choisi de mettre en avant dix points cardinaux qui structureront l’agriculture au long terme. Pour « aller au-delà des sujets émotionnels qui occupent l’espace médiatique et brouillent le regard des acteurs », ils ont choisi de « voir plus loin dans le temps et plus large dans l’espace » en faisant appel à 54 contributeurs. Pêle-mêle, différents experts abordent notamment les stratégies des puissances publiques et privées, la crise du multilatéralisme, la foire au carbone, les replis nationalistes et les grandes innovations qui bousculent notre planète.

L’Europe est encore une grande puissance agricole et alimentaire. Le continent a une capacité à produire et transformer régulièrement, en grande quantité, une diversité impressionnante de produits. « Demain, si la PAC devient moins centrale dans la politique européenne, s’il y a moins d’agriculture, moins de soutien à l’innovation, moins de politiques publiques, on perdra un atout de puissance dans la mondialisation », met en garde Sébastien Abis.

Puissance normative

L’érosion de la puissance agricole européenne s’explique aussi par les investissements des nations émergentes dans les secteurs agricole et scientifique. « Les dix dernières années, la Chine a déposé davantage de brevets sur l’agriculture et l’alimentation que les États-Unis et l’Europe réunis. Et le fait que le secrétaire général de la FAO soit chinois montre que ce pays veut influencer l’agenda des normes sanitaires », souligne Sébastien Abis, pour qui la « sino-mondialisation » est en marche. Déjà les routes de la soie tissent des ramifications géographiques, logistiques et réglementaires visant à nourrir durablement la Chine.

L’Europe n’a cependant pas renoncé à sa puissance normative mais elle devra faire valoir son point de vue dans les négociations commerciales à venir si elle veut concilier une performance écologique et économique, notamment avec le Green Deal qu’elle vient de lancer.

Accords de libre-échange bilatéraux

Concernant les accords de libre-échange bilatéraux qu’elle signe avec de nombreux pays, l’Europe pourrait être plus ambitieuse quant aux objectifs environnementaux et sociaux, sous peine de rendre ces accords incompréhensibles à son opinion publique. Elle pourrait également être plus transparente sur la répartition des coûts et des bénéfices attendus de la libéralisation. « Les citoyens européens sont dubitatifs vis-à-vis des accords de libre-échange où d’un côté on affirme agenda climat et neutralité carbone et de l’autre on facilite l’entrée de produits agricoles qui ont une empreinte carbone dégradée », explique Matthieu Brun.

De nouveaux « continents »

Le Demeter 2020 explore aussi d’autres « continents », comme le marché des seniors. Une réalité numérique. Le nombre de seniors dépassera deux milliards d’habitants à l’horizon 2050. À cette date, les Chinois de plus de soixante ans seront plus nombreux que tous les Européens réunis. Ces seniors demanderont des produits sur mesure et des compléments alimentaires pour prévenir certaines carences dues à l’âge. « La dimension alimentaire est centrale pour augmenter l’espérance de vie en bonne santé », explique Matthieu Brun.

L’autre « continent » encore largement inexploré est celui du microbiote : « Il ouvre un champ des possibles immense pour la santé humaine, animale et végétale. On pourra avoir une agriculture ultraprécise et aussi une alimentation sur mesure en fonction du microbiote de chacun. C’est une innovation de rupture pour les dix années à venir qu’il ne faut pas louper », assure Sébastien Abis. Mais pour cela, il ne faudrait pas que la défiance envers la science en Europe prive le monde agricole de participer à cette formidable aventure.