En pleine campagne sucrière, des kilomètres de tuyaux apportent de l’eau plus ou moins chargée en terre jusque dans des parcelles situées aux alentours des sucreries champenoises. Dans cette région, les usines renvoient des milliers de mètres cubes d’eau et la terre de lavage des betteraves dans les champs. Ce modèle champenois historique est notamment dicté par la géographie, caractérisée par l’absence de cours d’eau à débit suffisant pour absorber les rejets traités, mais surtout par le type de sol, la craie, qui accueille favorablement les apports d’eau à l’automne.

« Les épandages sur les sols agricoles s’appuient sur un raisonnement agronomique, qui permet le recyclage par les plantes des éléments fertilisants contenus dans les effluents agro-industriels. Cette technique reconnue au niveau européen comme « meilleure technique disponible » permet de concilier les besoins en éléments fertilisants, en matière organique et en eau de l’agriculture, avec les obligations des industriels d’épurer leurs effluents », explique Philippe Robert, directeur de l’ASAE*.

Animée par des agronomes, l’Association de suivi agronomique des épandages travaille avec les différents sites industriels pour les accompagner vers une valorisation agronomique optimisée de leurs effluents. La pratique de l’épandage est soumise à un encadrement réglementaire et à un suivi strict des apports en éléments fertilisants (potasse, phosphore, magnésie, azote).

Enfouir l’eau entre 15 et 25 cm de profondeur

Les surfaces nécessaires sont estimées en fonction du tonnage de betteraves transformées (environ 1 000 ha par an pour Sillery et 1 800 ha pour Bazancourt et Arcis).

Les techniques ont évolué, passant de rampes d’aspersion à des systèmes d’enfouissement par socs pour éviter tout risque de ruissellement, notamment avec des eaux qui sont de plus en plus concentrées en terre, car les usines ne pompent plus d’eau dans les nappes pour laver les betteraves.

Après épandage, l’ASAE transmet à l’agriculteur les résultats des analyses de sol et un plan de fertilisation (via l’outil Azofert pour l’azote) pour la culture suivante, ainsi qu’un conseil phosphore-potasse-magnésie. Pour l’agriculteur, les principaux avantages sont de pouvoir faire l’impasse sur la fertilisation potassique pendant trois ans et de bénéficier d’un retour de la matière organique dans les champs. Il y a néanmoins un risque de dissémination de graines d’adventices.

Bio-épuration des eaux terreuses

Aujourd’hui, ce système d’épandage en campagne sucrière, pourtant bien rodé, est confronté aux évolutions climatiques qui touchent l’industrie et l’agriculture, voire un jour les évolutions réglementaires.

Grâce à une réduction drastique du pompage dans la nappe par les usines, la charge en terre des effluents augmente, malgré la systématisation du déterrage, rendant l’épandage automnal techniquement plus complexe.

Autre point : la recherche d’autonomie énergétique pousse les industriels vers des solutions de valorisation énergétique des effluents, notamment par la bio-épuration. Après décantation, la matière organique soluble présente dans les eaux est ainsi transformée en biogaz, tandis que l’eau épurée peut être de nouveau utilisée dans le process, voire stockée, pour ensuite être orientée en irrigation sur culture !

Et puis, côté réglementaire, la filière est sous pression constante de la directive Nitrates, comme on l’a vu avec le 7e programme d’action paru en janvier 2023, avec un risque de voir diminuer la période de ces épandages de façon incompatible avec les durées de campagne sucrière. Les données expérimentales ont montré l’intérêt de laisser à l’automne les sols couverts de CIPAN pendant 14 semaines minimum sans risque d’assèchement des sols avec l’apport d’effluent.

« Voilà autant de raisons qui génèrent de nouvelles réflexions afin de réorganiser dans le futur une partie de nos pratiques actuelles sachant que, de leur côté, les agriculteurs confrontés à des déficits hydriques estivaux – même en Champagne – souhaitent avoir plus d’eau en période de végétation, plutôt qu’à l’automne », expose Philippe Robert.

Irrigation en été

La réponse à ces nouveaux défis pourrait passer par une refonte du modèle actuel : passer partiellement d’un épandage des eaux terreuses à l’automne à un système incluant le stockage des eaux, leur épuration biologique et leur valorisation en irrigation au printemps et en été.

Cette transformation nécessite cependant des investissements extrêmement lourds, puisque « le seul stockage d’un mètre cube d’eau coûte 15 à 20 €, ce qui peut représenter plusieurs dizaines de millions d’euros par sucrerie en fonction en fonction de sa taille », explique Philippe Robert. Cette modification profonde va contribuer à terme à l’autonomie énergétique d’une sucrerie grâce à la production de biogaz. Et puis, la disponibilité au printemps d’eau claire chargée en azote disponible serait bénéfique pour les agriculteurs. « Aujourd’hui, ce qui pèse le plus lourd dans le bilan gaz à effet de serre des exploitations, c’est l’utilisation de l’azote de synthèse, poursuit Philippe Robert. Si l’on peut leur apporter de l’azote minéral en même temps que l’eau, on est certain que cet azote va arriver aux racines et donc profiter à la plante. »

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*L’Association de suivi agronomique des épandages, créée en 1983 par les industriels sous l’impulsion de l’Inrae et de l’Agence de l’eau Seine-Normandie, regroupe des sucreries, des distilleries, des unités de déshydratation et des maisons de Champagne, situées majoritairement dans le Grand Est.