« La création d’une nouvelle variété commence par une bonne stratégie », explique d’emblée Laurent Boisroux, directeur de la Business Unit betteraves à sucre de Strube (groupe Deleplanque). « Il faut déterminer les critères de sélection à prioriser pour la future betterave. En effet, il est impossible de rechercher toutes les qualités à la fois ».

« Toutes les betteraves sont issues de la betterave sauvage Beta Maritima. Mais elles disposent d’une grande variabilité », détaille le docteur Axel Schechert, directeur de la sélection chez Strube. L’équipe a retenu 33 paramètres de sélection (rendement racine, taux de sucre, bétaïne, azote total, résistance aux maladies, au stress hydrique, à la montée à graines, betteraves d’hiver, d’automne…). Chaque paramètre est contrôlé par un gène. Et la betterave dispose de 26 500 gènes, d’après le séquençage de son génome. Plus le sélectionneur intègre de paramètres de sélection, plus il faut de plantes au départ. Soit 4n, n étant le nombre de paramètres, selon la loi de Mendel. Prendre en compte 5 caractères nécessite donc 1024 plantes. Pour sélectionner 20 caractères, il faudrait 1 099 milliards de plantes, soit 11 millions d’hectares de betteraves (sur la base de 100 000 plantes par hectare), soit le double de la surface mondiale de betteraves ! D’où la nécessité de faire des choix et de se concentrer sur les caractères prioritaires selon la variété voulue.

Le principal défi réside dans l’amélioration de la productivité, intégrant la lutte contre les maladies et la résistance au changement climatique. « Nous progressons », se félicite Laurent Boiroux. « Aujourd’hui, 50 % de notre matériel génétique Strube comprend déjà de la résistance à la cercosporiose, 50 % aux nématodes et 20 % à la forte pression rhizomanie ».

Un million de betteraves

Une fois définis les caractères à sélectionner, les chercheurs consacrent une année à réaliser des croisements manuels avec une variété élite. L’année suivante, ils sélectionnent les plants individuels. La troisième, ils réalisent les tests hybrides dans les serres avant d’effectuer les tests au champ l’année suivante.

Dans les serres, les chercheurs utilisent l’hybridation trois voies. Un matériel B est croisé avec un matériel A, dont la partie mâle est stérile. Cet hybride est ensuite croisé avec un pollinisateur C pour donner l’hybride recherché. Les sélectionneurs appliquent sur un pollinisateur 20 fleurs dont ils ont enlevé les sacs polliniques (les grains de pollen contiennent les cellules reproductrices mâles). En une semaine, le mâle stérile va être pollinisé.

Cette F1 va être analysée par marquage moléculaire, afin de déterminer la présence ou non d’un caractère. Ensuite, les pollinisateurs sont replantés et croisés entre eux pour obtenir une plus grande variation génétique. Pour la phase de bioessai (culture en plein champ), 80 000 micro-parcelles sont semées et récoltées dans toute l’Europe, avec une répartition selon les enjeux locaux. En résumé, à partir d’un million d’individus plantés en automne, 70 000 sont sélectionnés à partir des bioaccès (plantes inoculées artificiellement) et des analyses de marqueurs. Puis 4 500 hybrides sont testés chaque année. Au final, il reste 200 nouvelles variétés de betteraves hybrides déposées par an dans les différents pays, dont 15 à 16 en France. Parmi celles-ci, un quart seront inscrites au catalogue !

C’est à cette étape qu’intervient la multiplication des semences. Pour le groupe Deleplanque, elle s’effectue majoritairement en France (Beauce, Deux-Sèvres, Vallée de la Durance et Bretagne pour le bio) et pour un tiers en Italie, dans la plaine du Pô. De la création à la livraison dans le champ des agriculteurs, il se sera écoulé environ dix ans !

Des besoins différents selon les pays et les nouveaux marchés

Le sélectionneur prend aussi en compte les besoins régionaux. Le marché russe, par exemple. Avec ses 960 000 ha cultivés par seulement 400 planteurs soumis à l’instabilité climatique, le marché russe est caractérisé par des volumes importants et des prix bas. Les Égyptiens, eux, privilégient les betteraves multigermes (80 % du marché), peu chères. Les producteurs disposant de 1 à 5 ha avec une main d’œuvre disponible au coût peu élevé. Les Égyptiens projettent de convertir 80 000 ha de canne à sucre en betterave, moins gourmande en eau. En Allemagne, certaines variétés sont destinées aux 7 000 méthaniseurs. Autre particularité germanique: 50 % des variétés sont anti-nématodes et les betteraviers commandent souvent leurs semences pour trois ans. Enfin, le marché de la semence bio se développe et l’entreprise y répond depuis trois ans, à partir de planchons cultivés en Bretagne. De même, la recherche s’adapte pour des betteraves destinées à la production de bioéthanol ou encore de bioplastiques.