Comment analysez-vous le fossé qui s’est peu à peu creusé entre la société et le monde agricole?
Le monde agricole est resté engagé sur un contrat social établi au sortir de la seconde guerre mondiale. À cette époque, tout le monde partageait la même vision du futur : augmenter la production pour répondre aux besoins alimentaires dans un pays largement dépendant d’importations. Aujourd’hui, la société remet en question le fait de produire plus. Par ailleurs, elle n’a plus de vision claire de son futur. Or le contrat social ne se décrète pas. Les grands brainstormings, comme les États généraux de l’alimentation, sont donc très importants pour mettre tout le monde autour de la table. Dire par exemple que la qualité de l’alimentation est une des bases premières de la qualité de vie, c’est fondamental pour construire un nouveau contrat social. Regardez aussi le Grenelle de l’environnement : il a structuré le paysage depuis 10 ans. Ces grands moments, où les gens partagent des valeurs, sont très structurants.
Que s’est-il passé pour que la société en vienne à rejeter les innovations en agriculture ?
Plutôt que de parler d’innovation, j’emploierais plutôt le mot progrès. Comme le dit le philosophe et physicien Étienne Klein, « le progrès a perdu son P majuscule, c’est un symptôme de son déclin ». Selon lui, c’est une conséquence de diverses crises (comme l’amiante ou la maladie de la vache folle) qui posent des questions sur le progrès tel qu’il est proposé. On peut cependant se poser la question si ce n’est pas le symptôme d’un changement plus profond. En effet, le mot “progrès” a progressivement disparu et il est de plus en plus remplacé par un mot plus neutre : “innovation”. L’innovation, c’est l’adoption d’une nouveauté, mais cela ne dit rien de l’objectif global et le sens de cette innovation. Pourtant cette question du sens est essentielle. Il est donc fondamental de définir le futur désirable vers lequel nous voulons aller.
Que faire pour retrouver ce futur désirable que vous évoquez ?
Le futur désirable est une question que le monde agricole doit creuser. Regardez le futur que l’agriculture propose et la façon dont le monde agricole s’exprime. Je trouve qu’il ne donne pas assez envie. Il donne à voir, soit des images passéistes – les photos de Depardon – soit que tout va mal. Ce n’est pas comme cela que l’on obtient l’adhésion de la société. En revanche, le contrat de solutions mis en place par la profession agricole propose une forme de contrat social pour l’avenir, qui peut susciter l’adhésion.
Quel futur désirable propose-t-on à l’Inra ?
Nous venons de faire, par exemple, des propositions à la Commission européenne pour le futur programme-cadre européen de financement de la recherche. L’Inra porte trois grands projets : la sortie des pesticides, la neutralité carbone du système alimentaire et enfin des systèmes alimentaires durables et meilleurs pour la santé pour tous. Je pense que ces trois programmes proposent des visions d’un futur désirable, qui vont ou peuvent structurer la recherche pour plusieurs années. Les volumes budgétaires alloués à la recherche européenne pour 2021-2027 ont été publiés le 2 mai dernier. Sur un budget total de 100 milliards, d’euros, 10 milliards sont prévus pour l’agriculture et l’alimentation ; cela représente une augmentation significative par rapport au dernier programme Horizon 2020.
Nous sommes également confrontés à l’émergence du populisme scientifique. Comment peut-on le contrer ?
Selon moi, le populisme scientifique est un drame. Il utilise des arguments instantanés de « bon sens » pour contester les résultats de la science. C’est par exemple déclarer : l’hiver est très froid cette année, il n’y a donc pas de réchauffement climatique. On l’a aussi vu dans le débat sur le glyphosate, où l’on opposait des arguments soi-disant de « bon sens » à des résultats scientifiques. La seule façon de le contrer est d’éduquer les populations, aujourd’hui majoritairement urbaines, pour qu’elles puissent avoir une pensée “complexe”- sur l’agriculture et l’alimentation. Une
pensée “complexe”, c’est par exemple envisager l’agriculture comme fournisseuse de services environnementaux et pas seulement lui demander de limiter les impacts négatifs. Si la société accepte de rémunérer les services environnementaux, c’est qu’elle aura une vision positive de l’agriculture.
Les nouvelles techniques, comme l’écologie microbienne, les produits de biocontrôle ou l’agriculture de précision, peuvent-elles redonner confiance en la science ?
On peut s’appuyer sur des nouveaux concepts qui consistent à regarder le monde autrement. Pour transformer les systèmes de production, on peut s’appuyer sur le biocontrôle, qui regroupe un ensemble de leviers variés, comme des insectes auxiliaires, des micro-organismes protecteurs, des substances naturelles ou des phéromones. Ces domaines de recherche connaissent des avancées considérables. C’est le cas du microbiote présent dans le sol et autour des plantes. Jusqu’ici le système agricole et alimentaire pouvait se résumer à une équation à 4 termes : génotype, environnement, conduite et process. Or nous venons de découvrir un 5e terme: le microbiote. Dans le futur, on peut imaginer qu’un agriculteur sèmera sa variété avec des micro-organismes qui auront été choisis pour protéger la plante des bioagresseurs et contribuer à son alimentation minérale. C’est un nouvel univers passionnant qui s’ouvre à nous… et qui peut redonner du sens au mot progrès.
Propos recueillis par François-Xavier Duquenne