L’espèce n’est plus chassable depuis 1974. C’était auparavant un gibier qui ne passionnait personne mais que l’on tirait éventuellement « à la rencontre ». Il fallait se méfier du héron blessé : avec son bec poignard il pouvait éborgner un chien. C’était un gibier de haute tradition culinaire. Sur les tableaux anciens, on le voit souvent dans les scènes représentant des festins d’apparat servis à la table des princes et des rois.

Au Moyen Âge, le héron était également un gibier très apprécié et l’objectif premier de la chasse au vol. On peut s’en étonner d’ailleurs : l’oiseau est balourd et semble très facile à prendre, beaucoup plus en tout cas qu’une perdrix ou un faisan. C’est sans doute son côté majestueux qui fascinait les chasseurs de l’époque, et sans doute aussi les agapes.

Préparé en sauce, enseveli sous les épices, noyé sous le Bourgogne, le héron était, en ce temps-là, un mets réputé. Le 14 juin 1425, l’évêque de Lisieux invite à un banquet tout le clergé de la cathédrale de Rouen. Au menu : cochon de lait, pluvier, chevreuil, poulet, pigeonneaux, lapin et… héron « avec les assaisonnements convenables ».

Cet engouement n’a pas duré et les gastronomes du xxe siècle ne l’appréciaient guère. Il fallait le faire mariner longtemps dans du bon vin rouge.

Quoi qu’il en soit, depuis sa protection en 1974 l’espèce s’est envolée. On voit maintenant des hérons cendrés partout. On les surprend sur les mares, les étangs, les bassins de pisciculture, les bassins à poissons rouges. Les plus petites flaques sont susceptibles d’être colonisées et, le soir, il est de plus en plus fréquent de voir se découper sur le rose du soleil couchant la grande silhouette de l’échassier rentrant faire sa nuit dans les arbres.

Comme le boa

C’est un oiseau sédentaire et sa vie est réglée comme du papier à musique. Il quitte son arbre le matin pour aller se nourrir au milieu de ses zones de pêche. Il se pose dans l’eau peu profonde et se minéralise. Plus une plume ne bouge. Sous son bec le fretin va et vient, indifférent au danger. Quand le héron voit une proie à portée, le cou se détend et le poignard transperce l’imprudent. L’échassier au long bec emmanché d’un long cou peut aussi attaquer la grenouille, le mulot, le rat des champs et même… le lapereau. J’ai récemment reçu par courriel une séquence de héron en harponnant un. Comme le boa ou le python, l’oiseau a le gosier prodigieusement élastique : il avale un brochet de belle taille. On voit alors son cou se distendre. Puis, avec un petit hoquet, la proie glisse dans son estomac.

L’oiseau défend vigoureusement son territoire. Qui s’y frotte s’y pique ! Il ne faut pas venir l’embêter mais cela ne l’empêche pas de faire bon ménage avec les autres habitants du marais. Il ne se dispute pas avec les canards, poules d’eau, foulques, râles ou marouettes. Entente cordiale également avec les autres échassiers, les aigrettes en particulier, mais chacun reste chez soi. On voit souvent une aigrette dans sa zone de pêche et pas très loin le héron cendré sur la sienne.

Un cri qui glace le sang

C’est un oiseau magnifique surtout quand il a atteint son plumage d’adulte et qu’une petite huppe noire lui a poussé derrière la nuque. On le reconnaît à sa grande taille, à sa teinte grise et, au vol, à sa silhouette caractéristique, le cou replié, les larges ailes battant l’air doucement et les longues pattes traînant derrière.

Mais le cri n’est pas à la hauteur de cette majesté : un « krrrreek » qui glace le sang.

Le héron niche en colonie dans les grands arbres. Ce sont les « héronnières » dont les caquètements s’entendent de loin. Les nids sont de grande taille et se voient de loin. La femelle pond quatre ou cinq œufs bleu clair, une ou deux fois par an. L’envol a lieu à près de cinquante jours.

Le développement du héron inquiète parfois les pisciculteurs. Un éleveur de truites dit, par exemple, que la prédation de l’échassier lui coûte environ 15 % de sa production annuelle. Mais comme – contrairement au cormoran – c’est un oiseau majestueux, notre pisciculteur s’en accommode. Il faut bien dire aussi que les dégâts piscicoles du héron cendré sont moindres que ceux commis par les bandes compactes d’oiseaux noirs.

Pourquoi cet échassier s’est-il développé à ce point ? Il convient de rester très prudent. Les zones humides sont, en effet, en raréfaction. Alors ? L’oiseau s’est-il adapté à des milieux légèrement différents ? A-t-il accompagné le développement de la pisciculture ? On l’ignore.

Une chose est certaine : un revirement de tendance, comme disent les analystes financiers, n’est pas pour demain.