C’est d’Australie qu’est venue la mort. Petit rappel historique : les éleveurs de moutons qui ont déjà du mal à faire paître leurs troupeaux sur des pâturages ravagés par la sécheresse sont excédés par la concurrence des lapins. En 1896, Giuseppe Sanarelli, un disciple de Louis Pasteur, étudie, dans son laboratoire de Montevideo (Uruguay), les maladies contagieuses de l’Amérique du Sud. En manipulant des lapins européens, il trouve un virus et, après deux ans d’études, finit par l’isoler. Les chercheurs Australiens qui ont vent de ses recherches sautent sur l’occasion et l’inoculent à des lapins sauvages. L’effet est dévastateur. Sur ce continent on passe en quelques années de 600 millions à 100 millions de rongeurs.

En France, quelques décennies plus tard, le Dr Paul-Félix Armand-Delille, membre de l’Académie de médecine, connu pour ses travaux sur la tuberculose et les maladies juvéniles, est propriétaire du domaine de Maillebois, situé à une vingtaine de kilomètres de Dreux.

C’est un parc de trois cents hectares clos par sept kilomètres de murs. Son fils, Lionel, en est le gérant et le fermier. La pullulation des lapins est devenue la préoccupation majeure du propriétaire. On en tue environ 3 000 par an et les rongeurs dévastent la propriété. Or Paul Armand-Delille a personnellement connu Giuseppe Sanarelli, décédé en 1940, et suivi avec grand intérêt l’expérience australienne. Il décide donc de tenter l’expérience dans son domaine, et demande une souche du virus au Centre de collection des types microbiens, à Lausanne (Suisse).

Le 19 janvier 1952, il reçoit, par colis postal, un tube hermétiquement clos contenant le micro-organisme dans un centimètre cube de sang glycériné. L’expéditeur lui adresse également cette mise en garde : « Je vous signale, mais vous le savez probablement, que les lapins infectés sont éminemment contagieux, que la cage dans laquelle ils se trouvent doit pratiquement être détruite après leur mort, que les personnes qui soignent ces lapins risquent de contaminer d’autres animaux. »

2 juin 1952 : Armand-Delille libère la myxo

Comme le parc de Maillebois est hermétiquement clos de murs, le praticien ne pense pas à une flambée de l’épidémie à l’extérieur.

Le 2 juin 1952, sans mettre personne dans la confidence, il inocule le virus par piqûre au cou à deux lapins qu’il a capturés. Il les enferme dans un sac et va les relâcher au milieu du parc. Six semaines plus tard, la quasi-totalité des lapins de Maillebois est exterminée.

Au début, personne ne comprend. Les agriculteurs voisins avancent même que chez le docteur, à Maillebois, les lapins se suicident ! Mais quand on commence à voir des rongeurs malades à l’extérieur des murs, l’affaire commence à émouvoir. Les prélèvements bactériologiques forcent le médecin à sortir du bois et à avouer son geste. Il en est d’ailleurs très fier.

Dans une communication présentée le 24 juin 1953, soit un an plus tard, devant l’Académie d’agriculture, l’expérimentateur justifie son action en précisant que l’agriculture française subit chaque année, du fait des lapins, des pertes qui se chiffrent par milliards.

Au moment même où il parle, 45 % des lapins français sont morts. Et ce n’est qu’un début. La maladie va se propager au reste de l’Europe de l’ouest comme une traînée de poudre, détruisant les populations de rongeurs aux Pays-Bas, en Belgique, en Italie, en Espagne, en Grande-Bretagne, et jusqu’en Afrique du Nord. Quatre ans après la libération du virus, les tableaux de chasse du lapin ont fondu de 98 %.

C’est un désastre pour l’espèce !

Les chasseurs, les fourreurs, ceux qui vivent du commerce du lapin de garenne dénoncent le génocide. À l’initiative du Saint-Hubert club de France, il s’est constitué une association de défense contre toutes les épizooties atteignant les animaux domestiques et sauvages, et notamment la myxomatose. Elle va attaquer en justice le Dr Armand-Delille et lui demander un franc symbolique de dommages et intérêts. Parmi les autres plaignants : une éleveuse de lapins domestiques et un propriétaire de garennes qui commercialise la chasse. La première réclame 200 000 francs et le second, qui dit avoir perdu un millier de « garennes », un million ! Ces actions n’aboutiront qu’à des indemnités symboliques.

Finalement Paul Armand-Delille s’en tira bien. Il est vrai qu’agriculteurs et sylviculteurs étaient de son côté. La destruction du lapin eut pour corollaire positif la reprise de la végétation et de meilleures récoltes. L’État lui offrit même une médaille. Elle était ainsi libellée : « Au Dr Armand-Delille, la sylviculture et l’agriculture reconnaissantes ». Elle représente le visage du médecin sur une face, et un lapin mort sur l’autre. Au bout du compte, seuls les chasseurs furent gravement lésés. L’introduction de la myxomatose en France fut globalement saluée comme une bénédiction par les pouvoirs publics.