Non, les agriculteurs ne sont pas des tueurs d’abeilles, comme le martèlent régulièrement certaines ONG environnementales. Comme nous l’avons dévoilé dans notre dernier numéro, les chiffres de la FAO montrent que la production de miel en Europe a continué de croître ces trente dernières années, alors que les pratiques agricoles s’intensifiaient et que le nombre de ruches diminuait (lire le BF n° 1114, page 4). Depuis plusieurs années, des initiatives d’agriculteurs apparaissent ici et là pour favoriser les pollinisateurs. Des mesures dans le cadre du plan de prévention des infestations par les ravageurs seront d’ailleurs bientôt présentées par la filière betterave-sucre. Elles doivent témoigner de la bonne volonté du secteur, au moment où devrait être débattue, le 5 octobre, la proposition de loi concernant l’octroi d’une dérogation temporaire pour l’utilisation des néonicotinoïdes en enrobage des semences de betterave. Le texte devrait être suivi de la présentation par le gouvernement d’un plan de protection des pollinisateurs d’ici à la fin de l’année. Un projet déjà évoqué il y a cinq ans, à l’époque où Ségolène Royal était ministre de l’Environnement, mais qui était resté lettre morte.

En attendant, la filière betterave-sucre travaille à l’élaboration de son propre plan d’action. Elle pourrait s’appuyer sur des initiatives en cours dans différents départements. C’est le cas d’Agrapi. Ce programme d’observation des colonies d’abeilles en milieu agricole est porté, depuis 2015, par la FNSEA et ses associations spécialisées (Fop, AGPB, AGPM, Fnams), avec le soutien de l’UIPP. « Nous sommes partis du constat que les agriculteurs sont souvent tenus responsables, à tort, de la disparition des abeilles et qu’il n’y a pas de fatalité à pratiquer l’apiculture en milieu agricole », explique Emma Nozières, responsable du dossier au sein de la FNSEA.

Observer les colonies

Agrapi a voulu répondre à plusieurs objectifs. Il s’agissait, en effet, d’observer des colonies en milieu agricole : comment se comportent-elles ? Quel est l’impact des cultures autour des ruches ? Que peut-on améliorer ? Renouer le dialogue entre agriculteurs et apiculteurs, et sensibiliser chacun aux bonnes pratiques agricoles et apicoles, ont été également des enjeux forts.

Le dispositif est constitué d’un réseau de trente ruches réparties dans cinq départements, dont deux betteraviers (Loiret et Marne). « Sur chaque site, nous avons observé le développement des colonies, mesuré le poids des ruches régulièrement, vérifié la qualité des miellées, et fait des prélèvements de miel et de pollen », détaille Emma Nozières. En parallèle, les exploitations voisines des ruches ont accepté de fournir tous les renseignements sur les produits phytosanitaires utilisés, leur quantité, ainsi que les dates des semis. La météo a, elle aussi, été scrutée dans le but d’établir, ou non, des corrélations avec la santé des abeilles et la production de miel. « Avec près de cinq ans de recul aujourd’hui, nous pouvons affirmer que nous n’avons pas observé d’effondrement de colonies, mais des taux de mortalité faibles, de 10 %, conformes à la mortalité naturelle des abeilles », souligne la responsable du projet. En revanche, certaines substances chimiques ont été détectées. « Mais toujours en dessous du seuil de quantification de 0,01 microgramme par kg, à des taux extrêmement faibles au regard de la dose létale 50 », insiste Emma Nozières. Parmi les substances trouvées, toutes ne sont pas agricoles. « Des résidus de combustion de diesel et l’insecticide utilisé pour lutter contre le parasite varroa ont été identifiés », précise-t-elle.

Planter des espèces mellifères

D’autres initiatives ont été menées par des agriculteurs dans l’Aisne. Sous l’impulsion de l’Union des syndicats agricoles de l’Aisne, a vu le jour, en 2011, un collectif baptisé Poll’Aisne Attitude. Trente agriculteurs et trois particuliers de ce département ont décidé d’améliorer leurs pratiques afin de sauvegarder les pollinisateurs, en particulier l’abeille noire endémique. Quatorze d’entre eux se sont même engagés dans l’apiculture. Le collectif a établi une charte, avec l’aide d’un apiculteur professionnel, pour planter des espèces mellifères et installer des ruches sur le canton de Sains-Richaumont. Parallèlement, des formations pour mieux connaître la vie des abeilles et améliorer les pratiques agricoles ont été dispensées. « Le principal problème des apiculteurs amateurs est un manque de compétences, estime Benoît Lécuyer, le cofondateur du projet. Il faut aussi augmenter la ressource disponible en prolongeant l’alimentation des butineuses en saison. » Ainsi, ces éleveurs d’abeilles ne fauchent les bords des champs qu’une seule fois par an, voire tous les deux ans, et implantent des plantes mellifères.

Dans la Marne, l’association Symbiose, qui œuvre pour maintenir la biodiversité, a lancé le projet Apiluz, avec l’appui de la FDSEA du département. Celui-ci vise à augmenter la disponibilité des ressources alimentaires favorables au bon état de santé des ruchers, grâce à la présence de bandes de luzerne non fauchées. Après une phase d’expérimentation à Beine-Nauroy, près de Reims, dont les résultats se sont révélés très positifs, Symbiose voudrait maintenant déployer plus largement sa méthode, développée avec la coopérative Luzeal. L’association estime qu’un hectare de bande de luzerne non fauchée fait vivre 160 000 abeilles et que 522 hectares de bandes non fauchées pourraient être mis en place en Champagne. Mais pour y parvenir, des financements estimés à 350 000 euros par an sont nécessaires. « Cela correspond à une compensation transitoire de la perte de revenus de l’agriculteur et de la coopérative de déshydratation à cause de la baisse de qualité de la luzerne qui va monter en fleur », indique Julie Portejoie, coordinatrice de Symbiose.

Diversité d’assolement

Cristal Union entend d’ailleurs s’inscrire dans le programme Apiluz sur la zone de la coopérative de Puisieulx et de la société Prodeva. « Avec des mesures simples, on peut améliorer significativement la vie des pollinisateurs. Dans les essais sur les bandes de luzerne en fleur, on trouve 20 % de pollinisateurs en plus par rapport aux autres parcelles », affirme Olivier de Bohan, le président de Cristal Union. Dans la Marne, où la betterave est très présente (entre 20 et 25 % des surfaces), les études de Symbiose révèlent que la production de miel est deux fois supérieure à la moyenne nationale – 20 kg, contre 40 kg en moyenne 10 ans –, parce qu’il y a une diversité d’assolement qui constitue la base du bol alimentaire. « Dans une zone où il y a beaucoup de betteraves, on peut avoir une bonne production de miel. Les abeilles peuvent trouver de l’alimentation jusqu’à l’automne avec la présence de pois, de féveroles, de vesces et de luzerne », assure Olivier de Bohan.

À l’image de ces exemples, les actions en faveur de l’apiculture et du maintien des pollinisateurs pourraient être déployées davantage. Un plan de prévention des pollinisateurs de la filière betterave-sucre devrait fortement s’en inspirer. Il prévoit la mise en place de solutions agro-environnementales visant à développer la ration alimentaire des auxiliaires de cultures et des pollinisateurs, en mesurant les effets des initiatives menées.

Les représentants de la filière, par l’intermédiaire de l’interprofession AIBS, rencontrent actuellement les réseaux qui relient agriculteurs et apiculteurs dans le but d’identifier, mais aussi de promouvoir les pratiques et dispositifs favorables aux abeilles et aux pollinisateurs. En s’appuyant sur l’expérience Agrapi, la CGB et la section apiculture de la FNSEA ont cerné des marges de progression pour compléter l’offre alimentaire (implantation de ressources nectarifères en mai-juin ou fin août pour réduire les périodes de disette alimentaire, choix d’une culture non attractive juste après une culture de betterave traitée aux néonicotinoïdes, développement des cultures intermédiaires mellifères (Cipan)…). La CGB souhaite s’appuyer sur des organismes techniques apicoles régionaux pour le choix des espèces à implanter (mélange de légumineuses, fleurs sauvages locales, régénération d’une flore spontanée…).

Le plan de prévention des infestations de ravageurs pourrait prévoir aussi la mise en place d’un réseau national de surveillance des colonies, destiné à fournir des données scientifiques objectives sur la santé des abeilles en milieu agricole. Par ces actions, qui devraient voir le jour prochainement, les agriculteurs entendent bien tordre le cou aux idées reçues selon lesquelles agriculture et apiculture ne feraient pas bon ménage.

« Oui, mais » pour Eric Lelong (FNSEA)

Éric Lelong, le président de la section apiculture de la FNSEA, se montre favorable à la réutilisation des néonicotinoïdes pour la betterave « afin d’éviter la disparition de la filière française ». Tout en précisant : « Il ne s’agit pas d’une réintroduction des néonicotinoïdes, mais d’une dérogation temporaire pour une plante non mellifère. » Cependant, il reste prudent : « Nous demandons que la filière betterave-sucre travaille avec nous pour prendre en compte les risques pour les pollinisateurs sur les adventices, la rotation des cultures et la rémanence dans les sols. Des solutions doivent être proposées, comme l’absence de culture mellifère en N+1, l’évaluation des risques en N+2 et l’utilisation de surfaces d’intérêt écologique comme zones mellifères. »