Combien sont-ils exactement ? On l’ignore. L’expansion des populations de chevreuils a été si fulgurante que l’on a renoncé à les dénombrer. Une estimation de l’Office français de la biodiversité (OFB) fait état de 1 500 000 à 2 millions d’individus, ce qui est colossal. Dans les années 1990, les experts jugaient que les capacités d’accueil de notre pays ne pourraient excéder 800 000 têtes. Qu’est-ce qui explique un accroissement aussi rapide ? On ne peut qu’avancer des hypothèses. Évoquer la qualité du milieu naturel, l’augmentation de la superficie des forêts, les effets du plan de chasse, instauré en 1979. Et laisser aussi sa part aux mystérieuses ressources de la nature, celles qui font que la tourterelle turque, originaire des Balkans, roucoule désormais sur tous les toits de nos villages, que le goéland argenté glapit au cœur de nos villes ou que la mouette rieuse se promène dans les jardins publics parisiens.

Le chevreuil prend ses aises. On le voit partout, en bordure des autoroutes, sur les parcours de golf, les aires de loisirs, les parkings municipaux et même, parfois, dans les hameaux. L’animal, en effet, est curieux. Il peut s’avancer à pas menus vers une voiture arrêtée au bord de la route avant de s’esquiver en trois bonds.

Une nuisance ?

Il y a cinquante ans, nous comptions très peu de chevreuils. L’arc méditerranéen en était dépeuplé, tout comme la majeure partie des Pyrénées. Les densités de population, excepté dans quelques forêts du Centre et de l’Est, étaient faibles. Pour regonfler les effectifs, on a repeuplé certains départements, et les résultats ont dépassé les espérances. Le milieu naturel s’y prêtait. Or, celui-ci conditionne le succès. Comme le répètent à l’envi les commentateurs politiques, « les astres étaient alignés ».

Pour les chasseurs, ce fut une aubaine. Le prélèvement est ainsi passé de 144 000 chevreuils en 1988 à 600 000 sur la saison 2018-2019.

Dès lors, cet herbivore pourrait-il devenir une nuisance ? Il a, en effet, tendance à ébourgeonner, à dévorer les jeunes semis et à dévaster les vignes. Forestiers, maraîchers et viticulteurs froncent les sourcils. Il convient donc de contenir le flot. Les plans de chasse sont généreux. Mais leur hausse annuelle se limite actuellement à 1 %. Il semblerait que l’expansion marque le pas. Les canicules de 2003 et 2005 ont durement frappé les populations de chevreuils. Et les chasseurs ne veulent pas détruire ce trésor ! Ils gèrent donc leurs effectifs avec précaution.

À ceux qui leur demandent d’avoir la main plus lourde, ils répondent que nos voisins allemands possèdent bien plus d’animaux sur un territoire moindre. C’est vrai ! L’Allemagne compte moins de 400 000 chasseurs. Et ceux-ci ont prélevé 1 264 120 chevreuils au cours de la période 2018-2019. Un chasseur allemand tue, en moyenne, trois chevreuils durant sa saison, alors qu’en France, la moitié de nos porteurs de permis n’en prennent aucun.

Le chevreuil est le gibier phare outre-Rhin. On le bichonne. Notons que les forêts y sont composées majoritairement de résineux, tandis que les nôtres font la part belle aux feuillus. En termes de qualité du trophée – c’est-à-dire des bois –, nous n’avons pas à rougir. Nous trouvons chez nous de grands chevreuils, et les chasser à l’approche pendant la saison estivale peut réserver d’excellentes surprises.

Mimétisme

Les prédateurs du chevreuil sont le loup, le lynx, le renard et les chiens errants. En ce qui concerne les deux premiers, les effectifs, on le sait, sont en augmentation. Le loup va en priorité au mouton, car c’est la proie la plus facile. Mais s’il ne trouve pas d’ovins, il se rabat sur le chevreuil. En milieu forestier, dans l’est de la France, le lynx consomme régulièrement ce cervidé. Quant aux renards et aux chiens errants, ils représentent une menace pour les chevrillards. Dans les pays de l’Est, les gardes se montrent sans pitié. J’ai personnellement vu un garde hongrois aligner dans un champ un gros chien maraudeur. En France, cela ne se fait pas et, si d’aventure, un tel fait survenait, il pourrait se terminer devant le tribunal. Mais, là-bas, personne ne rouspète. Sur ces terres où règne la culture du grand gibier, bien gérer les populations de cervidés est une priorité.

Le chevrillard, tout flageolant sur ses petites pattes, est désarmé face à la brutalité de la nature. Néanmoins, il possède un atout de taille : son mimétisme. Un jour, dans la forêt de Rambouillet, un garde voulait m’en montrer un. Il désignait du doigt une touffe de fougères. Mais j’avais beau me pencher, scruter les feuilles, je ne distinguais rien. J’ai dû m’accroupir et mettre le nez au-dessus des plantes pour apercevoir enfin la boule de poils. Ce mimétisme permet assez souvent au jeune chevreuil d’échapper à ses prédateurs.

Il ne faut pas se fier aux apparences. Avec ses grands yeux de velours, le chevreuil semble bien aimable. En réalité, le brocard, surtout en période de rut, peut devenir méchant comme une teigne. Dans un enclos, le mâle chargera résolument le visiteur, cherchant à l’embrocher.

Mieux vaut alors avoir entre soi et l’animal un solide grillage…