Le 28 septembre dernier, les sénateurs Sophie Primas [1], Laurent Duplomb [2], Pierre Louault [3] et Serge Mérillou [4], ont publié un rapport préoccupant sur la compétitivité des filières agricoles françaises : « la France est l’un des seuls grands pays agricoles dont les parts de marché reculent : elle est passée de deuxième à cinquième exportateur mondial en vingt ans », expliquent les rapporteurs. En fait, toutes filières confondues, la production agricole française est à peu près stable, précise Serge Mérillou. Mais elle ne capte presque rien de l’augmentation très forte de la demande alimentaire mondiale. « Notre pays ne profite plus de son atout agroalimentaire pour créer de la valeur », explique le sénateur. La situation est encore plus préoccupante sur le marché intérieur où la production nationale ne parvient plus à satisfaire la demande française, s’inquiète-t-il. Les importations alimentaires ont doublé depuis 2000 et représentent parfois plus de la moitié des denrées consommées par certaines familles. La balance commerciale alimentaire s’est effondrée. Elle est déficitaire au sein de l’Union européenne depuis 2015, et le serait aussi avec le monde entier sans le recours des vins et spiritueux. Cela traduit l’incapacité de la production nationale à répondre à la demande croissante des Français, en conclut Laurent Duplomb.

Les rapporteurs expliquent en partie cette situation par la stratégie prônée par le gouvernement et, dans certains cas, par la filière et certains agriculteurs eux-mêmes : la montée en gamme. En effet, Laurent Duplomb exprime que, face au constat du manque de compétitivité de la production standard, lié à une concurrence internationale féroce, au coût du travail, à la fiscalité et la surtransposition de certaines directives européennes, les différents acteurs ont orienté la production vers le haut de gamme comme le bio, les tomates anciennes ou le poulet label rouge. Mais pour ces produits « premium », l’offre a dépassé la demande, précise-t-il. Le marché du bio en fait une illustration particulièrement visible. La population qui a les moyens de payer son alimentation plus chère est limitée. C’est ce que les rapporteurs appellent l’effet « repas du dimanche ». Le poulet label rouge est réservé à une élite et aux jours de fête. Mais les foyers les plus modestes se rabattent sur les denrées d’importation de moindre qualité et beaucoup moins chères. Ces importations ont par ailleurs été fortement favorisées par la politique de libre-échange menée au niveau européen et dénoncée dans ce rapport. L’excédent de produit « premium » non valorisable sur le marché intérieur n’est pas forcément compétitif à l’exportation où le facteur prix est primordial, explique Laurent Duplomb. L’agriculture française perd alors en rentabilité, ce qui entraîne la production nationale sur le chemin de la stagnation ou de la baisse.

Mais ce n’est pas tout ! À ce phénomène de production « premium » potentiellement valorisable, il faut ajouter une tout autre « montée en gamme » non valorisable : celle de la surtransposition de certaines directives européennes, particulièrement celle des réglementations écologiques. Les agriculteurs se voient imposer un ensemble de réglementations qui impactent leur rentabilité et diminuent la compétitivité de leur production (retrait de molécules, limitation de la fertilisation, coût du travail, augmentation de la fiscalité…).

Selon Serge Mérillou, il faut continuer à développer l’agriculture de qualité, le bio, l’agroécologie, les circuits courts, les labels… Mais l’objectif est de rendre une alimentation saine, accessible à tous. Et surtransposer les réglementations européennes conduit à créer une triple injustice. Vis-à-vis des consommateurs les plus modestes, puisque seuls 20 % des Français peuvent se payer l’agriculture haut de gamme, vis-à-vis de l’environnement par l’augmentation du transport de marchandises lié aux importations et surtout, vis-à-vis des producteurs qui ont du mal à tirer leur épingle du jeu. La filière laitière illustre bien cette dernière injustice puisque le maintien de la compétitivité française se fait au détriment du revenu de la main-d’œuvre familiale (5 € / h), commente Laurent Duplomb. Ces exploitations peuvent tenir ainsi un temps, mais le manque de rentabilité entraîne la filière laitière vers un non-renouvellement des générations et une décapitalisation du cheptel. Plus grave encore, la mauvaise rémunération des producteurs joue un grand rôle dans les trop nombreux suicides : « le bien-être des agriculteurs n’est pas pris en compte », affirme Serge Mérillou, en colère.

La stagnation des rendements en blé a une cause humaine

Le rapport se penche sur le cas particulier du blé qui connaît une stagnation de la production liée à celle des rendements. Les besoins intérieurs sont couverts sans recours à l’importation, puisque la demande n’augmente pas. Mais la quantité disponible à l’exportation, qui ne connaît pas de croissance, se retrouve incapable de prendre toute sa place dans une demande mondiale en pleine expansion (cf graphique). Il s’ensuit une perte de parts de marché (en valeur relative) du blé français. « Si on veut regagner les parts de marché, il faut augmenter les rendements ou les surfaces », explique Serge Mérillou, pour compléter le rapport qui reste discret sur ce sujet. « Or, les rendements stagnent, très impactés par le changement climatique, le retrait de molécules, l’inflation des exigences environnementales et, surtout, par le manque de progrès génétique lié au blocage sur les Organismes génétiquement modifiés (OGM) et les Nouvelles techniques de sélection (NBT) », développe Serge Mérillou.

Le rapport parlementaire propose un certain nombre de solutions : arrêt des surtranspositions et des interdictions sans alternative, réduction des coûts de main-d’œuvre, résolution des problèmes d’embauche, aide à l’investissement de mécanisation, baisse de la fiscalité, autorisation des NBT, remise de la recherche au service des besoins techniques des agriculteurs, développement du stockage de l’eau et de l’irrigation, mise en place d’une transparence sur l’origine des aliments, soutien à la souveraineté alimentaire, révision de la stratégie Farm to Fork, opposition à la décroissance, et bien d’autres… . Cependant, certains problèmes semblent avoir été mis sous silence dans ce rapport. Pour la culture du blé, l’AGPB regrette que la diminution de la surface cultivée, la taille des exploitations et le prix des engrais ne soient pas traités dans les recommandations, alors qu’elles figurent dans le corps du rapport. Les rapporteurs espèrent que ce travail ne se perdra pas dans les caves du palais du Luxembourg.

[1] Sénatrice des Yvelines, LR. [2] Sénateur de la Haute-Loire, LR. [3] Sénateur d’Indre-et-Loire, UDI. [4] Sénateur de Dordogne, PS

Pierre Louault, Sénateur (UDI) d’Indre-et-Loire : » Le vrai problème est la surréglementation « 

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« Le rapport exportation-importation ne cesse de diminuer depuis 20 ans, alors qu’il n’y a pas de raison a priori pour que notre agriculture subisse une telle baisse de sa production. Dans notre rapport, nous avons choisi d’analyser plus en profondeur cinq produits. Les origines de la perte de compétitivité sont spécifiques à chacun d’eux, comme le prix de la main-d’œuvre saisonnière pour la pomme, mais on retrouve un point commun à toutes les productions : la surréglementation. C’est clairement le cas pour la betterave, notamment pour les désherbants et, bien sûr, pour les néonicotinoïdes. Le choix d’arrêter les néonicotinoïdes a été catastrophique : nous avons été obligés de réagir et nous avons obtenu une ré-autorisation provisoire pour 3 ans. C’est l’exemple typique d’une décision prise sous le coup d’une idéologie partisane, sans prendre le temps d’expérimenter, ni d’évaluer les conséquences.

Ce rapport a l’ambition de faire réfléchir le gouvernement et de tirer la sonnette d’alarme. Notre agriculture est à peu près dans le même état que la production d’électricité en France. Comme pour le nucléaire, tous les lobbys tirent sur l’agriculture française depuis 25 ans, alors que c’est la plus vertueuse du monde et qu’elle respecte des règles bien plus rigoureuses qu’ailleurs ».

Dominique Chargé, président de La Coopération Agricole : » Les pouvoirs publics doivent compenser les distorsions de concurrence « 

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« On est bien évidemment en accord avec ce rapport du Sénat. Le décrochage de la compétitivité française n’est pas nouveau mais devient plus visible depuis le covid et la guerre en Ukraine, car on reprend conscience de l’importance de la souveraineté alimentaire. Cette perte de compétitivité va être accentuée par la crise énergétique, alors que la France n’accompagne pas encore ses entreprises, à l’inverse de l’Allemagne qui va donc posséder un avantage concurrentiel. Avantage qui s’additionnera à toutes les surtranspositions réglementaires propres à la France, comme le retrait de molécule sans alternative. Nous ne pouvons pas accepter d’importer des produits qui ne répondent pas aux normes qualitatives et environnementales que nous imposons chez nous. Si, pour des raisons particulières nous le faisons, les pouvoirs publics doivent compenser la distorsion de concurrence. Certes, la transition écologique est une nécessité mais la décroissance n’est pas une option. Par ailleurs, la décroissance prônée par la politique Farm to Fork amènera nécessairement à une importation des émissions carbone d’autres pays au sein de l’UE. Également, nous nous interrogeons sur la stratégie de pousser les agriculteurs vers des marchés où la demande n’est pas au rendez-vous. Monter l’agriculture biologique à 25 % alors que la demande s’essouffle suscite une véritable interrogation ».

Jean-Charles Deschamps, président de Natup : » L’amont et l’aval de la filière sont aussi touchés « 

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« La compétitivité du blé français est mise à mal par l’empilement des réglementations comme la directive nitrate, l’interdiction des néonicotinoïdes ou les restrictions sur l’usage du glyphosate. De son côté, la recherche génétique s’oriente uniquement sur la résistance aux maladies ; c’est une bonne chose mais cela ne doit pas se faire au détriment de l’augmentation des rendements. Enfin, nous subissons de nombreuses impasses techniques, à l’image des solutions antigraminées qui se font rares et cela devient un vrai problème. Beaucoup de molécules herbicides ont été interdites et non remplacées en raison du coût de l’homologation. Malheureusement, les temps ont changé depuis 1992. La priorité de la PAC n’est plus de produire. Produire bien, on le fait, maintenant il faut produire plus, tout en limitant notre impact environnemental.

Mais les agriculteurs ne sont pas les seuls à être impactés. Les organismes stockeurs (OS) sont eux aussi soumis au mille-feuille administratif et réglementaire : réglementation sur les mises aux normes coûteuses dans les silos, délais d’autorisation de construction de nouveaux silos, réglementation sur le stockage des engrais, séparation du conseil et de la vente : la multiplicité des contraintes qui ne sont pas toutes justifiées pèse non seulement sur les modèles économiques des OS, mais aussi sur la compétitivité de nos exportations ».​​​​​​