En quelques années, les quatre sucreries du plateau picard (dans l’Oise) ont fermé. Tricot tire sa révérence la première, en 1963. Les trois autres – Wavignies, La Neuville-Roy et Saint-Just-en-Chaussée – suivent de 1977 à 1980. Créées entre 1864 et 1873, elles ont pendant plus de cent ans rythmé la vie du territoire. Et fait sa fierté. En 1956, Saint-Just se targuait d’être la plus grande sucrerie de l’Oise, avec ses 140 salariés et 1 700 t/j de betteraves transformées.

La rapidité des décisions de fermeture a choqué toute la région. Un projet artistique mené par la résidence d’artistes La Remise, à Ansauvillers, soutenu par la communauté de communes du plateau picard (42 communes), réveille cette mémoire sucrière. Trois photographes en résidence d’artiste (originaires d’Arles, de Picardie et du Bénin en Afrique), redonnent la parole à ceux qui travaillaient le sucre. Ils ont présenté leur création lors de L’Impossible Festival, du 14 au 17 juillet, à Ferrières (60), puis le feront à la chapelle des Trois-Étôts en 2023, avec un hommage au photographe Olivier Dassault *.
« Nous voulons évoquer la vie des sucreries à travers les souvenirs et les anecdotes des acteurs du sucre », détaille Gilles Magnin, l’un des artistes. Première étape, un café mémoire à Wavignies. Toute l’économie tournait autour de la sucrerie. Et les anciens ouvriers d’évoquer l’ambiance avec les cinq cafés du village. « Il fallait récupérer après le travail physique, porter les sacs de 100 kg de sucre n’était pas de tout repos », s’amuse l’un d’entre eux.

À La Neuville-Roy, la sucrerie semble encore vivante

À La Neuville-Roy, c’est un betteravier du village, Thierry Michel, qui présente le hameau de la sucrerie. Sans aucune construction nouvelle, le lieu apparaît intact, comme lors de sa fermeture en 1977. Le planteur décrit alors le va-et-vient des camions de 8 à 10 tonnes, jour et nuit, sans limitation d’horaires, avec de nombreux accidents lors des campagnes. Sitôt pesés, les véhicules bennaient les betteraves dans les grands fossés aux murs de briques. Puis des gars, avec « une mitrailleuse » (un gros karcher) poussaient les betteraves dans un couloir central. Un travail harassant. Un système différent de la sucrerie de Tricot, qui disposait d’un lavoir à cascade.

« Tout était local ici », annonce Thierry Michel en montrant la carrière de craie. Jouxtant la sucrerie, elle alimentait le four à chaux, encore présent. Intact, il s’élance vers le ciel au côté de la gigantesque cheminée de briques.

« Voici le bâtiment le plus stratégique », sourit un ancien salarié. Baptisé « la tare », tous les betteraviers y allaient. Quelques francs pouvaient être perdus ou gagnés, au gré d’un couperet plus ou moins ajusté sur le collet. « Quant à la pesée géométrique, elle était soigneusement préparée par les inspecteurs, avec une pré-visite dans les champs pour avantager la sucrerie » confie un ancien d’une sucrerie.

À quelques pas, la maison du directeur, assez modeste. Puis, les bureaux, où la vieille enseigne se balance encore. Les cuves rouillées de même qu’un immense bâtiment en brique donnent une certaine démesure au site. « Tous les corps de métiers y travaillaient, rappelle un ancien ouvrier. Mécaniciens, tourneurs, fraiseurs, électriciens… Tout était fait et réparé sur place ».

Ambiance différente à Saint-Just-en-Chaussée. Peu de bâtiments de l’ancienne sucrerie subsistent. Mais l’émotion reste palpable. « Nous étions plus de 100 permanents et 150 pendant la campagne, se souvient Pierre Wellecan. J’ai débuté ma carrière dans les bureaux. J’ai tellement appris ici. J’y ai même rencontré ma femme ! » Et d’évoquer les bals de la sucrerie : « un des rares moments où tout le personnel se mélangeait, ouvriers et employés. Tout le monde attendait avec impatience ce bal ». Et d’évoquer l’équipe d’Auvergnats qui venait pour effectuer la pesée géométrique, celle des Belges affectés à la filtration. Quant aux Bretons, ils géraient le stockage et le gerbage dans le magasin du sucre. Les souvenirs égrenés rappellent la richesse des rencontres et des échanges.

Les multiples vies du patrimoine sucrier

Aujourd’hui, plusieurs entreprises ont racheté des parties du site sucrier de la Neuville-Roy. Agora, coopérative céréalière, utilise le pont-bascule et un silo. Une entreprise de BTP s’est installée près des cuves et la déchetterie plus loin. Un créateur de vitraux a pris possession du magasin de sucre. Enfin, Sampic, la dernière entreprise française artisanale de sifflets et de trompes, fournisseur de la SNCF et de la gendarmerie, utilise les locaux principaux.

À Saint-Just, la communauté de communes a installé son pôle environnement dans les anciens bureaux de la sucrerie et repris le magasin de sucre pour son matériel. Pendant longtemps, ce dernier, rebaptisé le vieux colombier, a hébergé les décors des théâtres de Paris. Quant à la déshydratation, elle abrite une entreprise de fenêtres.

Mais l’histoire sucrière ne se limite pas au patrimoine bâti. « Si la cartonnerie DS Smith, forte de ses 300 salariés, s’est développée à Saint-Just, c’est grâce à la sucrerie. Au départ, elle s’appelait cartonnerie Say, rappelle Pierre Wellecan. La filière sucre participe à toute une économie locale. Il s’agit de ne pas l’oublier », conclut un ancien salarié.

*Renseignements par 03 44 77 38 77 ou d.legay@​cc-plateaupicard.fr