Pourquoi avoir écrit un livre sur le sucre ?

Thierry Pouch : la fin des quotas et l’interdiction des néonicotinoïdes ont renforcé les inquiétudes sur la production française de sucre. Cela nous a motivés pour faire le point sur ce secteur et tracer quelques perspectives. Sachant que le sucre doit répondre à une demande mondiale en forte hausse pour l’alimentation et le non alimentaire, nous voulions voir comment se positionne la France dans ce contexte.

Sébastien Abis : nous souhaitions aussi sonder l’intérêt pour la France à produire du sucre. Aujourd’hui, nous avons un déficit sur le marché mondial. Depuis le début du 21ème siècle, le monde accroît de 3 Mt par an sa consommation de sucre, c’est considérable. L’Inde a gagné 370 millions d’habitants depuis 20 ans, elle est devenue la première consommatrice de sucre. On sait que ce pays aura des besoins supplémentaires dans les 3 décennies à venir. Le sucre est un produit très échangé et l’Europe en est quasiment absente. Certes, la France ne va pas approvisionner tout le sucre mondial, mais elle peut avoir des capacités à contribuer aux équilibres du marché.

Qu’est-ce qui vous a étonné en approfondissant ce sujet ?

Thierry Pouch : au-delà des acteurs comme le Brésil ou l’Inde, il y a l’énigme de la Russie qui, manifestement, est en train de dupliquer ce qu’elle fait sur les céréales depuis les années 2000. Elle pourrait à court terme devenir un concurrent sérieux sur le marché du sucre.

Sébastien Abis : oui, il faut surveiller la Russie. Ce pays est devenu ces dernières années le premier producteur mondial de betteraves à sucre et il n’est pas impossible que la Russie se mette à produire encore plus de betteraves pour nourrir le marché mondial qui est en croissance. Le sucre rentre aussi dans son programme de réarmement agricole. Les professionnels agricoles semblent ne pas y croire, mais je pense que la question doit être posée aujourd’hui.

Il y a une autre chose qui m’interpelle : le Brésil et l’Inde produisent de plus en plus de cannes à sucre pour tenir leurs engagements sur la transition climatique et énergétique. Au Brésil, la canne à sucre alimente les voitures depuis un demi-siècle.

Vous insistez beaucoup sur la production d’énergie…

Sébastien Abis : oui, car la question du moment est de trouver des solutions concrètes pour décarboner notre économie, trouver des énergies renouvelables, développer la bioéconomie et la vitalité de nos territoires. A-t-on conscience que des produits agricoles peuvent générer tout cela ? La betterave à sucre est une plante multiusages ; le challenge du moment est de montrer que le monde agricole avait raison depuis longtemps.

En quoi le sucre est-il un produit sensible à la géopolitique ?

Sébastien Abis : le sucre a toujours été géopolitique. Il y a 200 ans, les tensions commerciales entre l’Angleterre et la France ont joué un rôle dans le lancement de la filière betteravière française. Un décret impérial de 1811 a ordonné la plantation de la betterave sur l’ensemble du territoire français et Napoléon a dû mettre le turbo sur la recherche agronomique.

Aujourd’hui, le sucre est consommé partout dans le monde, mais il provient de très peu de zones productives, à peine 29 millions d’hectares. Cela représente la moitié de la France métropolitaine ! Avons-nous vraiment conscience de cette hyperdépendance ?

Thierry Pouch : les dix premiers producteurs mondiaux de sucre réalisent 75 à 80 % de la récolte de sucre. À lui tout seul, le Brésil produit 20 % du sucre de la planète. Et surtout 35 à 40 % de la production disponible sont exportés chaque année. Ce chiffre traduit un degré d’internationalisation élevé comparé au blé (25 %), au riz (10 %) ou aux fruits et légumes (5 %).

Comment voyez-vous le futur de la production betteravière ?

Sébastien Abis : il y a 2 ans, certains disaient que la betterave, c’était fini. Et regardez le niveau de prix aujourd’hui. D’une année à l’autre, c’est quitte ou double, sans compter les problèmes climatiques et les à-coups géopolitiques. Le commerce est moins fluide qu’avant. Dans ce monde plus nerveux, il faut revoir la façon de piloter nos politiques publiques et nos entreprises. La sucrerie du futur fera peut-être autre chose les années où le prix du sucre sera au plus bas. Je constate par exemple que les outils portuaires se sont adaptés : certaines années, ils ne font que de l’export et d’autres de l’import, et parfois sur le même produit.

Thierry Pouch : face aux besoins mondiaux et aux défis énergétiques, notre constat est qu’il conviendrait de poursuivre la culture de la betterave sur le sol européen. L’Union européenne et ses États membres devraient juste redéfinir leurs intentions stratégiques et défendre leurs intérêts.

Les auteurs

Sébastien Abis est directeur du Club Demeter et chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS).
Thierry Pouch est économiste, chef du service des études économiques et de la prospective aux Chambres d’agriculture de France, chercheur associé au laboratoire Regards de l’Université de Reims-Champagne-Ardenne et membre de l’Académie d’agriculture de France.

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Cet ouvrage questionne le devenir d’une filière, de l’amont avec la production de betteraves, à l’aval avec les industries sucrières, au moment où la France s’interroge sur les contours de sa puissance agricole, tandis que certains pays, comme le Brésil, l’Inde ou la Russie, placent le sucre au centre de leurs ambitions. Quels pourraient alors être les futurs de la betterave dans les territoires français et européens ? Serions-nous cohérents à vouloir arracher la betterave de nos champs ? Ne serait-ce pas plutôt responsable d’en planter durablement ?

150 pages, IRIS Éditions. Prix 14 €