Cela ne pouvait pas tomber à un meilleur moment. La hausse des prix des carburants fossiles observée en octobre, ajoutée aux restrictions toujours plus drastiques sur les véhicules polluants à l’entrée des grandes villes, sur fond de manifestations récentes des gilets jaunes sur le pouvoir d’achat, ont fait bondir les ventes de boîtiers flexfuel. Et avec eux, la consommation de superéthanol E85 à la pompe, carburant le moins cher du marché. En octobre, les volumes vendus ont atteint le record de 19 481 m3, soit une hausse de 45 % sur douze mois glissants et de 49 % depuis le début de l’année par rapport à la même période en 2017, selon le Syndicat national des producteurs d’alcool agricole (SNPAA). « L’année devrait se terminer avec un total de 170 à 180 millions de litres vendus, contre 118 millions l’an passé, soit une hausse de 50 % », prévoit Nicolas Kurtsoglou, le responsable carburants du SNPAA. Une évolution deux fois supérieure à ce qui avait été anticipé au début de l’année 2018. Même engouement constaté chez les fabricants de boîtiers. « Les ventes explosent depuis la rentrée », confirme Alexis Landrieu, PDG de Biomotors. La PME aurait vendu 8 000 boîtiers à fin octobre depuis le début de l’année, contre 720 l’an passé. De son côté, Flexfuel Company est passée à 1 000 installations par mois depuis octobre, confirmant l’emballement en cours pour ce carburant.

Le cours de l’éthanol à Rotterdam

Cette explosion soudaine de la demande des Français pour l’E85, ajoutée à celle des ventes du SP95-E10 (contenant 10 % de bioéthanol), devenu le premier carburant de France depuis 2017, va-t-elle permettre d’augmenter le revenu des agriculteurs concernés par le bioéthanol ? Et en particulier des producteurs de betteraves ? En premier lieu, il convient d’expliquer comment le prix de l’E85 est fixé. Le carburant bénéficie d’une fiscalité réduite (TICPE et taxe carbone comprise) en raison de son impact environnemental moindre. Cela lui permet, pour partie, d’afficher le tarif le moins cher du marché (0,69 €/l en moyenne). Pour définir ce tarif, des négociations entre producteurs d’alcool (Cristal Union, Tereos, Roquette, Abengoa…) et distributeurs (Total, Intermarché, Leclerc…) ont lieu, dans la plupart des cas, une fois par an, en fin d’année. « Chaque distributeur calcule ses prix, en fonction de plusieurs facteurs. Pour l’E85, l’essentiel de son prix provient du bioéthanol, selon la cotation de Rotterdam, établie en fonction de l’offre et de la demande sur le marché européen », explique Bertrand Ferté, le directeur import-export de CristalCo, filiale du groupe coopératif Cristal Union. Il y a également une part qui est fonction du cours du pétrole, puisque l’E85 contient entre 15 et 35 % d’essence selon la saison (jusqu’à 35 % l’hiver pour aider au démarrage des moteurs).

Une hausse franco-française

« L’augmentation de la demande pour l’E85 et l’E10 concerne surtout la France. L’impact est aujourd’hui marginal sur le cours européen », estime Nicolas Rialland, le directeur des affaires publiques de la Confédération générale des producteurs de betteraves (CGB) et spécialiste du bioéthanol. Même sentiment pour Bertrand Ferté. « Le cours augmenterait s’il y avait une baisse importante de la production européenne ou si l’on observait une hausse sensible de la demande européenne. Et si cela était le cas, les opérateurs pourraient toujours s’orienter vers une augmentation des importations », poursuit-il. Mais à moyen et long terme, certains facteurs pourraient faire évoluer le marché. Sur 18 millions d’hectolitres d’alcool agricole produits en France en moyenne chaque année, 10 à 12 millions sont à destination des carburants, selon le SNPAA. « 8,9 millions d’hectolitres ont été écoulés en France en 2017, et l’on devrait dépasser les 9,5 millions en 2018 », anticipe Nicolas Rialland. Pour lui, « la baisse des exportations et donc des coûts de transport pour les fabricants permet d’espérer une meilleure valorisation de la betterave à la marge ».

Accompagner la croissance

La fermeture récente de deux usines en Angleterre (Vivergo Fuels et Ensus) et la moins bonne récolte betteravière en Europe cette année pourraient confirmer la tendance à la hausse du cours de Rotterdam. « Si l’évolution de la demande pour le bioéthanol se maintient, la France exportera moins afin de couvrir ses propres besoins », explique Bertrand Ferté de CristalCo. Cela pourrait contribuer à réduire l’offre sur le marché européen. Parallèlement, nos voisins européens commencent à se lancer sur le marché. « La Belgique et le Royaume-Uni ont, ou vont, proposer l’E10 et regardent l’E85 avec intérêt. Cela devrait dynamiser le cours de l’éthanol et donc bénéficier aux planteurs, à travers le prix des betteraves », analyse Nicolas Rialland. Déjà, le cours de l’éthanol européen converti en prix de betteraves est plus élevé que celui du sucre pour l’exportation, selon les calculs de la CGB. « Si l’on convertit le cours actuel de 52 €/hl à Rotterdam en prix de betteraves, entre 21 et 22 €/t à 16°S, auquel on ajoute 2 € /t liés à la pulpe, on atteint des niveaux situés entre 23 et 24 € /t, supérieurs aux 20 €/t pulpe comprise, pour les betteraves correspondant au sucre exporté sur le marché mondial », détaille Timothé Masson, le directeur des affaires internationales. Même si la demande est là, la filière française du bioéthanol attend un soutien des pouvoirs publics. « Il convient d’accompagner la croissance de ces carburants, si l’on ne veut pas casser l’élan, en augmentant l’objectif de 7,5 % d’incorporation dans les essences et en prenant en compte l’éthanol de résidus», insiste Nicolas Rialland. C’est la raison pour laquelle la CGB demande de porter ce taux à 8 % en 2019 et à 8,6 % en 2020. La réponse du gouvernement est attendue dans quelques semaines.

Adrien Cahuzac