Il suffit de se rendre à un salon spécialisé pour comprendre l’engouement actuel. Les « croaaaa ! », « croaaaa ! », « croaaaa ! » des spécialistes des appeaux sont assourdissants. Ce sont les Américains qui ont popularisé cette chasse à l’affût. Là-bas, tirer le corbeau est considéré
comme un noble divertissement. Après la chasse, il est d’usage de faire un grand barbecue et de déguster les magrets arrosés de bonne bière.

En France, c’est un peu plus compliqué. Juridiquement et culinairement. Étudions d’abord la partie juridique. Pour les corvidés, le classement en espèces nuisibles est révisé tous les trois ans par le ministère.

Le corbeau freux et la corneille noire peuvent être détruits à tir entre la date de clôture générale de la chasse et le 31 mars au plus tard. La période de destruction à tir peut être prolongée jusqu’au 10 juin lorsque l’un au moins des intérêts mentionnés à l’article R. 427-6 du code de l’environnement est menacé et jusqu’au 31 juillet pour prévenir des dommages importants aux activités agricoles.

Le tir du freux peut s’effectuer, sans chien, dans l’enceinte de la corbeautière ou en dehors, à poste fixe matérialisé de main d’homme. Le tir dans les nids est interdit.

Cette régulation est normalement réservée aux gardes-chasses et piégeurs agréés sous contrôle d’un Lieutenant de Louveterie. Cependant, les particuliers peuvent aussi y contribuer sur autorisation préfectorale. Pour plus de renseignements sur le droit de régulation dans votre département, renseignez-vous auprès de votre Fédération.

« Si tu souffles ça fait le bruit du canard ! »

Si tout va bien vous serez donc autorisé à tirer le freux et la corneille noire pendant le printemps voire une partie de l’été. Il suffit de placer un affût camouflé dans le secteur fréquenté, de disposer un paquet de formes et de jouer de l’appeau. Inutile d’être un expert pour reproduire le son des oiseaux noirs. Pour pratiquer le « chillet » qui est l’appeau destiné aux grives il faut avoir du talent, savoir moduler trilles et menus gloussements. Chaque année les spécialistes organisent des concours pour désigner le meilleur interprète. Rien de tout cela avec les corbeaux. C’est beaucoup plus simple, même s’il faut quand même éviter de pousser leur cri d’alarme (trois cris très rapprochés) et ne pas se tromper : « Si tu « souffles » dans l’appeau ça fait le bruit du canard. Il faut « gargariser » pour sortir un joli son clair », précise un expert sur un forum internet. Quelques bons croassements poussés à fond suffisent à les intéresser. Comme les rats du joueur de flûte de Hamelin, les oiseaux sont tellement fascinés qu’ils peuvent en perdre la raison. « Il m’est arrivé de toucher avec la main une corneille qui passait au-dessus de l’affût », m’a confié un expert de la région parisienne.

Ces oiseaux voient aussi bien que le pigeon ramier ! On couvrira donc l’ovale blafard du visage d’une cagoule camouflée et on évitera de trop remuer au poste. À courte distance – et même si le corbeau est réputé robuste – un plomb N° 7 fait parfaitement l’affaire.

En ragoût

Passons maintenant en cuisine. Que faire des victimes ? La plupart du temps on les enterre et tout est dit. Les chasseurs américains, nous l’avons vu, les mangent en magrets, pâtés, « pie » ou à l’étouffé. Mais la gastronomie américaine est ce qu’elle est, c’est-à-dire rustique et roborative. Les palais français sont plus délicats. Pourtant, et selon de nombreux témoignages, le jeune corbeau « au nid » ou « tout juste sorti du nid » serait excellent. On rapporte aussi que, vers 1900, dans les restaurants à vingt-cinq sous du quartier Latin, le jeune corbeau « faisait office de pigeon », et « qu’accommodé aux petits pois, il a régalé nombre d’étudiants peu fortunés ». Mais dans la chasse qui nous intéresse nous ne tirons pas de « bébés » (pour reprendre la doxa * du jour) mais des « papas » et des « mamans » vigoureux. Quand on sait que la corneille noire est un charognard qui se nourrit principalement de cadavres de mammifères, de détritus carnés et de poissons pourris on peut légitimement douter de la qualité du rôti. Pour le corbeau freux, qui se nourrit de graines, c’est un peu différent mais d’une manière générale le chasseur de corbeaux préfère la destruction à la consommation.

* Ensemble des opinions reçues sans discussion, comme évidentes, dans une civilisation donnée.

ÉRIC JOLY