À l’arrière de l’un de ses véhicules, Antoine Thibord a apposé cet autocollant éloquent : « Ma remorque pleine d’orge = 320 000 verres de bière ». Ce support de communication, édité par Passion Céréales, prend tout son sens dans le cas de cet agriculteur mi-aubois, mi-icaunais : il est lui-même partie prenante dans la fabrication de la bière. C’est Clémence, sa sœur, qui a enfilé la tenue de brasseur, mais lui l’accompagne depuis les tout débuts de l’aventure. Pour Clémence, l’histoire commence un peu comme dans un roman. En visitant un champ d’orge cultivé par son aîné. « Je me suis fait la réflexion suivante : on a la matière première, un produit de qualité. Un jour, il y aura une bière Thibord. » C’était en 2011. Son rêve aboutira sept ans plus tard. Fille et petite-fille de cultivateurs et de négociants en grains, celle qui ne se sentait pas « l’âme d’une agricultrice » retrouve, en quelque sorte, ses racines et le goût de la terre. Elle, la littéraire, passée par l’humanitaire (un épisode de sa vie marqué, notamment, par un séjour d’un an en Thaïlande), la profession de libraire et l’événementiel à Paris. Mais il ne suffit pas « d’aimer la bière » pour se proclamer brasseur.

Fournisseur et associé

Plusieurs années durant, Clémence va s’attacher à en apprivoiser toute l’alchimie, avec une solide formation à l’appui. Ses premiers pas se font déjà aux côtés de son frère. Lui n’a pas quitté le sillon familial, s’installant en 2008 sur trois exploitations disséminées de part et d’autre de la frontière entre l’Aube et l’Yonne, à Courgenay, Foissy-sur-Vanne et Aix-en-Othe. Ensemble, ils vont s’exercer à sortir les premiers brassins en amateurs. « J’étais déjà déterminée à créer une brasserie », souligne Clémence. « Au début, j’ai été impressionné par son projet, confesse Antoine. Il fallait partir de zéro. » Antoine mettra encore la main à la pâte pour faire les terrassements de la future brasserie construite dans la cour de la maison familiale à Pâlis, dans l’Aube. Et il l’aidera à lancer les premiers brassages de la Brasserie Thibord, avant que Clémence ne soit rejointe par son mari.

Plus que les 10 % de parts qu’il détient dans la société et les 25 % dans la SCI, un autre lien fort unit Antoine Thibord à l’entreprise : environ 70 % du malt utilisé par sa cadette provient directement de ses champs. Enfin, façon de parler, puisque l’orge de printemps dont il est issu passe bien entendu, au préalable, par une malterie, celle du Groupe Soufflet à Pithiviers, dans le Loiret. En volume, pour le céréalier, ce n’est qu’une goutte d’eau. « Sur les 1 300 tonnes d’orge que je produis sur les trois sites, environ 1 % est destiné à la brasserie. Ça ne montera jamais au-delà de 5 % et, d’ailleurs, on ne peut pas utiliser un malt d’une seule provenance. » À cette faible quantité répond, en revanche, une exigence supérieure. On sait que l’orge brassicole doit satisfaire à certains critères en termes de calibre de grains et de teneur en protéines. « J’utilise la variété Fantex, après avoir testé Planet », précise le cultivateur. Semée en fin d’hiver, l’orge de printemps est récoltée en juillet. Mais, contrairement à l’activité d’un vigneron, qui est bornée dans le temps, celle d’un brasseur s’étale sur toute l’année.

Tenté par le houblon

La Brasserie Thibord a démarré sa production début 2018. « On sortira, cette année, 200 hectolitres de bière, sachant qu’il faudrait produire 800 hectolitres pour en vivre bien », indique Clémence, qui a investi 450 000 € dans le bâtiment (tout en bois, avec isolation en miscanthus) et le matériel. L’optimisme est pourtant de rigueur chez les Thibord, car les bières locales ont le vent en poupe. Leur gamme de sept bières fixes, complétée de bières éphémères (des séries limitées, confectionnées parfois en collaboration avec d’autres microbrasseries), est déjà distribuée dans toute la France. De quoi inciter Antoine Thibord à pousser encore plus loin la logique d’intégration de la production familiale ? « J’ai envisagé la possibilité de faire du houblon, confie le grand frère. Mais c’est beaucoup d’investissement et, de surcroît, nous ne sommes pas dans une région de production. » L’agriculteur a mis ce projet entre parenthèses pour se consacrer à un autre dossier qui lui tient à cœur : la création d’une unité de méthanisation, à Trancault, dans l’Aube. Le raccordement au réseau de gaz devrait avoir lieu début 2022. Le méthaniseur sera alimenté, notamment, par les drêches générées par la fabrication du malt.