« Je vais vous parler en grammes », prévient Didier Cassemiche. Betteravier à la ferme de Baisemont, à Oigny-en-Valois, dans l’Aisne, il cultive du safran depuis 2010. Et jamais auparavant, il n’aurait imaginé produire cette épice. Installé avec 105 ha en grandes cultures, il pensait en quintaux et en tonnes. Un raisonnement qu’il appliquait aussi pour les 130 ha, dont il s’occupait en prestation de service. Mais après 17 ans de travaux, il perd cette seconde activité suite à la vente des terres. « Ajouté à la baisse des aides PAC, cet évènement m’a mis le dos au mur. Si je voulais garder une ferme viable et transmissible pour l’un de mes enfants, je devais me diversifier » déclare l’agriculteur.

Au même moment, par hasard, en visitant un jardin dans l’Oise, il remarque une dizaine de bulbes de safran à vendre. Curieux de nature, il achète ces crocus sativus et les plante en juillet. En octobre, il réalise sa première récolte.

« Le safran a une floraison inversée », explique-t-il. Les fleurs apparaissent en octobre-novembre, avant les feuilles qui se développent pendant l’hiver. Les bulbes « s’endorment » au printemps et restent au repos pendant tout l’été. La récolte s’effectue en prélevant les trois stigmates rouges de 2,5 à 3,2 cm situés à l’extrémité du pistil. Déshydratés, ils constituent l’épice si appréciée, la seule issue d’une fleur.

30 000 € le kilo

Notre chercheur d’or rouge (l’appellation du safran dont le prix atteint 30 à 40 € le gramme soit … 30 000 € le kilo !) se renseigne. Il découvre que cette plante précieuse se cultive au Maroc, dans l’Atlas, à 600 mètres d’altitude. Elle résiste au froid et 600 à 700 mm de pluie par an lui suffisent. D’autre part, elle a besoin d’alternance de températures chaudes et froides. Autant de conditions existant en Picardie… Ses recherches le conduisent chez Alain Templier, un betteravier qui a relancé la production dans le Loiret. Il lui achète 500 bulbes et expérimente sur 100 m2, un changement d’échelle pour ce producteur de « grandes cultures ». « J’ai obtenu 5 grammes, un bon rendement », s’amuse notre safranier. Avec sa famille, il se prend au jeu. Il teste la commercialisation en emballage de 0,2 gr à 1 gr dans des salons gastronomiques locaux et chez des restaurateurs.

L’agriculteur augmente chaque année sa surface pour atteindre 1 500 m2, soit 30 000 bulbes. Chacun donne 1 à 3 fleurs la première année, puis 4 à 12 les années suivantes. De plus, chaque bulbe donne trois nouveaux bulbes annuellement. La culture reste en place 3 à 4 ans. Puis les bulbes sont récoltés, triés et replantés sur une autre parcelle. Seuls les plus sains sont gardés.

300 grammes par an

« Je n’utilise pas de chimie dans ma safranière, même pas de glyphosate avant plantation », précise le producteur, « en revanche, je mécanise au maximum ». Un labour est suivi d’une préparation de sol identique à une betterave. En juillet, il réalise la plantation à 50 cm entre les rangs, avec une vieille planteuse 3 rangs « bricolée » attelée à un micro-tracteur de 20 cv. Trois personnes disposent les bulbes qui tombent dans le rang à une profondeur de 15 cm. Deux heures suffisent pour planter 500 m2.

En mai, la plante entre en dormance. La partie herbacée disparaît. L’agriculteur désherbe en effectuant plusieurs passages de déchaumeur à 4-5 cm de profondeur jusqu’en juillet. « Au bout de trois ans, des chardons apparaissent et le changement de parcelle est une bonne chose », reconnaît le producteur, qui évite l’usage de la binette.

La lutte contre les maladies consiste surtout dans le renouvellement des parcelles avec des bulbes sains. En fait, la plus grosse difficulté pour ce safranier, dont la ferme est entourée de forêts, reste les sangliers. « Au départ, je mettais des clôtures pour les protéger », précise-t-il.

150 000 fleurs pour un kilo d’épice

La pointe de travail reste la récolte de fin septembre à novembre. La floraison se déclenche 45 jours après la première nuit sous 10 °C, souvent vers le 15 août. Elle dure un mois. Comme la fleur est très éphémère, il faut absolument la cueillir tous les jours, même le dimanche. Au pic de floraison, le safranier doit traiter 8 000 à 10 000 fleurs quotidiennement. Il faut ensuite éplucher et sécher les stigmates immédiatement, dans un déshydrateur à 45 °C. Un bon cueilleur récolte 1 200 fleurs à l’heure. Il lui faut deux heures et demie pour l’épluchage. 150 000 fleurs sont nécessaires pour obtenir un kilo de safran sec, soit près de 440 heures pour la cueillette et l’épluchage ! Les stigmates perdent 80 % de leur poids lors du séchage.

« La production n’est pas compliquée par rapport à la commercialisation », confie Didier Cassemiche. Le producteur récoltant participe à six salons locaux. Il a aussi créé un magasin de produits fermiers avec cinq autres agriculteurs à Soissons. Il participe aux ventes tous les samedis.

L’agriculteur produit uniquement la quantité qu’il peut commercialiser lui-même, soit 300 gr par an. Il estime sa marge semi-nette annuelle à 7 000 €. « Au départ, certains ne comprenaient pas ma démarche. Mais aujourd’hui, avec la baisse de rendement due au changement climatique et à la chute des prix, comme en betterave, ils changent ».
L’entrepreneur s’est aussi lancé dans la production de haricots de Soissons sur 1 ha, celle de la coriandre et la multiplication de quelques espèces potagères : courges, courgettes, poireaux. Des petits marchés qui contribuent à la durabilité de son exploitation.