Vous dites que la Sibérie sera le grenier à grains du monde d’ici la fin du siècle. Est-ce vraiment sérieux ?

C’est le rôle du rapport Déméter de faire de la prospective. L’idée de se pencher sur le potentiel de la Sibérie revient à Hervé Le Stum, l’ancien directeur des céréaliers de France, avec qui j’ai rédigé ce chapitre. Nous avons étudié le scénario le plus raisonnable, c’est-à-dire une hausse des températures de + 2°C, pour regarder comment l’agriculture pourrait évoluer sur cette longue bande de terre noire très fertile – le tchernoziom – qui s’étend pratiquement jusqu’en Mongolie. Nous avons quantifié l’impact de ce réchauffement en utilisant les sommes de températures journalières qui permettent d’estimer les potentialités écophysiologiques des différentes cultures.

Quels sont les résultats ?

Dans les soixante prochaines années, la hausse des températures devrait faire reculer la limite sud du permafrost de près de 500 kilomètres vers le nord. La Russie pourrait ainsi doubler sa superficie cultivable, qui pourrait atteindre 420 millions d’hectares. Avec ses 220 Mha aujourd’hui, la Russie produit à peu près 110 à 120 Mt de grain. C’est très peu, si on l’exprime en rendement : cela fait 5 q/ha.

En cumulant les deux principaux facteurs qui favorisent la production agricole – l’accroissement des superficies cultivables et l’augmentation du potentiel thermique – les possibilités sont gigantesques, sachant que toutes ces zones sont irrigables. La Sibérie sera capable de produire toutes les céréales à paille (blé, orge, triticale, seigle…) mais aussi du maïs fourrager, du maïs grain et même du soja, d’ici la fin du siècle. Avec plusieurs récoltes par an. Le potentiel céréalier de la Russie pourrait atteindre 1 milliard de tonnes en 2080 !

Quels sont les moyens mis en œuvre pour y parvenir ?

L’expansion de l’agriculture dans de nouveaux territoires s’appuiera sur la recherche variétale. Les autorités russes et les entreprises encouragent les recherches génomiques dans le but de proposer des variétés présentant des résistances cycliques au froid et aux pointes de température. Les Russes aiment innover ; ils ont su fabriquer le vaccin Spoutnik V et possèdent la seule station spatiale encore en service.

Cela nécessite-t-il des infrastructures ?

Tous les grands fleuves qui drainent la Sibérie – l’Ob, l’Ienisseï ou la Lena – coulent vers le nord, ce qui permettra d’exporter les grains par la voie maritime de l’Arctique qui sera pratiquement ouverte toute l’année, avec la fonte des glaces. De nouvelles infrastructures portuaires devront y être édifiées. Le changement climatique a déjà commencé à modifier les paysages de Sibérie. En avril 2017, la Russie a livré à la Chine son premier train de blé récolté dans la région de Krasnoïarsk.

Qui finance tout cela ?

L’État est le principal financeur grâce à la vente de gaz, de pétrole et de métaux. La Russie est un pays de rente : le cœur de ses recettes est la vente de ses ressources. Et la production agricole en fait partie. L’exploitation des plaines sibériennes serait réalisée par des compagnies agro-industrielles. De grandes firmes de matériel agricole ou de l’agrochimie, comme John Deere ou Dow, sont déjà installées sur ce marché en croissance.

Quelle est la politique russe en matière agricole ?

La croissance de la production agricole russe est liée aux crises successives que ce pays a traversées. Le premier développement a été réalisé suite à la crise financière asiatique de 1998, qui a rendu impossible les importations alimentaires suite à une dévaluation brutale du rouble. Les importateurs ont alors mis la main sur les anciennes installations avicoles et les exploitations céréalières. Avec le concours des grandes entreprises occidentales de l’agrofourniture, ils ont fait un saut technologique pour augmenter la productivité.

Ensuite, la crise financière de 2008, et surtout la crise ukrainienne de 2014, ont poussé la Russie à développer son appareil de production. La rente pétrolière a permis d’investir dans les entreprises, les technologies, les semences et le matériel. Le retour de la fierté russe a contribué à encourager les initiatives économiques. Les Russes pensent qu’ils peuvent devenir un très grand fournisseur de matières agricoles. Ils sont devenus le premier exportateur mondial de blé, alors qu’ils étaient importateurs nets, et ils sont en train de devenir exportateurs de viande de volaille.

Quel est le niveau de rentabilité du blé russe ?

Aujourd’hui, produire 1 tonne de blé en Russie coûte 80 $, alors que le cours mondial avoisine les 240 à 250 $/t. Malgré le coût des intermédiaires et du transport, les producteurs russes dégagent donc une valeur ajoutée très importante qui permet de financer le développement agricole.

Cette compétitivité s’explique-t-elle par la structure des exploitations ?

Oui, les structures ont beaucoup changé : le kolkhoze moyen de l’époque soviétique avait une superficie de 3 000 ha. Aujourd’hui, les groupes industriels gèrent 50, 100 ou 200 000 ha. Il y a quelques exploitations moyennes de 2 ou 3 000 ha et des coopératives fonctionnent, mais ce n’est pas le modèle de développement prédominant.

Les industriels du sucre déjà installés en Russie préfèrent-ils travailler avec des agriculteurs ou intégrer une partie de la production ?

Ils font les deux. Par exemple, la société Sucden intègre toutes les étapes du processus de production pour sécuriser son approvisionnement. Sucden est producteur de betteraves pour une part significative de sa capacité industrielle et il est négociant en sucre. Cette organisation n’est pas propre au sucre : Bonduelle a le même modèle ; il n’a pas adopté le système de contractualisation avec des agriculteurs comme en France.

Cultivera-t-on de la betterave en Sibérie ?

Je ne le pense pas. L’industrie du sucre est une activité hautement capitalistique dans un contexte mondial difficile. L’Union soviétique avait basé sa production de sucre dans le nord Caucase et surtout en Ukraine. Aujourd’hui, je ne sens pas un grand intérêt des groupes russes pour se positionner sur le sucre. Ils préfèrent investir sur des secteurs dont la période d’amortissement est plus courte, comme dans l’industrie de la volaille ou du porc.