« C’est catastrophique, le givre a brûlé les betteraves au stade crosse-cotylédons… 20 000 à 30 000 ha de betteraves pourraient être détruits », constatait dès le 7 avril Ghislain Malatesta, responsable du département de l’expérimentation et des expertises régionales de l’ITB. Et le bilan n’a fait que s’alourdir au fur et à mesure que les jours de gel se succédaient. Le 21 avril, l’ITB estimait la perte à plus de 60 000 ha de betteraves, soit plus de 15 % de la surface betteravière semée cette année. De mémoire de betteravier, la France n’a jamais connu de telles pertes liées au gel.

Les régions les plus touchées sont le Centre-Val-de-Loire, l’Île-de-France, l’Yonne et la Champagne. En revanche, le Nord, le Pas-de-Calais et la Seine-Maritime sont indemnes.

Cristal Union paie le plus lourd tribut. « Un grand nombre d’agriculteurs ont 100 % de leur surface détruite. La zone du sud de Paris avait semé plus tôt, comme d’habitude, et dans de bonnes conditions », explique le président de Cristal Union, Olivier de Bohan. Au 21 avril, le groupe estimait les pertes à 30 000 ha, dont 17 000 ha au sud de Paris. L’usine la plus touchée étant Pithiviers avec 10 000 ha de perdu. Toujours au sud de Paris, Julien Ouvré estime la perte à 2 000 ha pour la sucrerie de Souppes-sur-Loing.

De son côté, Alain Carré, membre du conseil de surveillance de Tereos, donnait une première estimation le 17 avril : 5 000 ha de perte pour Artenay et 3 000 à 5 000 ha pour Connantre (zone de Seine-et-Marne). Contacté le 21 avril, le service communication indiquait seulement que 10 % des surfaces du groupe étaient détruites et que le bilan restait très évolutif.

Les néonicotinoïdes interdits pour les ressemis

Le gel intervient dans des régions où la jaunisse a le plus durement frappé les exploitants en 2020. Cette année est très particulière, puisqu’il n’est pas possible de ressemer des betteraves traitées aux néonicotinoïdes, car la réglementation interdit de dépasser la dose homologuée (1). Les planteurs ont dû s’orienter vers des graines protégées Force 8. Le président de la CGB Centre Val-de-Loire, Alexandre Pelé, constate des dégâts irréversibles pour la betterave. « Les planteurs sont abattus. Avec ce gel, on a déjà perdu 250 € par hectare de semences (sans compter les frais de matériel et de main d’œuvre) et 10 à 15 t/ha de potentiel de rendement avec le décalage de semis. On part déjà avec 600 €/ha de moins, et en plus un risque vis-à-vis de la jaunisse. La filière est dans un corner réglementaire. Il faut réagir pour éviter une nouvelle catastrophe pour notre région ».

40 000 plantes

Alors quand faut-il ressemer ? « La population minimale acceptable est de 40 000 plantes à l’hectare », explique l’ITB. Au-dessus de cette population, il ne faut pas envisager de ressemis, pour deux raisons : la première est l’avance de végétation de ces betteraves, la seconde est de conserver le bénéficie du traitement néonicotinoïdes des semences, qui prévient les attaques de pucerons et le risque de jaunisse virale.

Pour les surfaces laissées en l’état, le potentiel de rendement est forcément réduit. « Il reste des incertitudes », note Benoît Yot, directeur de la CGB Champagne-Bourgogne. « Il y a des phénomènes de pincement des plantules par le gel mécanique et, sur des parcelles non levées au moment des gels successifs, les germes ont pu subir des dégâts, voire une destruction avant même de sortir de terre ».

Et puis, il restera aussi des parcelles avec des populations faibles de l’ordre de 80 000 plantes, voire moins. « Ces parcelles auront peut-être des potentiels de rendement inférieur à celles qui ont été ressemées », estime Jean-Christophe Pierre, directeur du service betteravier de la sucrerie Lesaffre à Nangis, dont les planteurs ont ressemé environ 800 ha.

La distribution mobilisée

Les semenciers ont remis en route leur chaîne de production après le week-end de Pâques. Ils ont ensuite accéléré la cadence, quand les estimations de perte sont montées crescendo durant la semaine. « Dès lundi 5 avril, Cristal Union a pris contact avec les semenciers pour savoir si nous avions des semences à disposition et dans quel délai », déclare le président de la section betteraves de l’Union Française des Semenciers (UFS), François Desprez. « Nous les avons rassurés : oui nous avons des semences disponibles standard et F8, mais nous ne livrerons pas de semences traitées par les néonicotinoïdes ».

Cristal Union a tout de suite diffusé un message fort à ses adhérents : le groupe a décidé de fournir gratuitement les semences de betteraves nécessaires aux planteurs touchés par les dégâts dus au gel. « Nous avons pris une décision politique, mais aussi économique pour les planteurs touchés et pour tout le groupe Cristal Union, dans l’intérêt de tous les adhérents », ajoute le président Olivier de Bohan. Sans quoi le bassin de production de Corbeilles et de Pithiviers était en danger.

De son côté, Tereos a organisé un recensement des semences inutilisées chez les agriculteurs, afin de réapprovisionner les planteurs devant ressemer avec une partie de semences traitées aux néonicotinoïdes, dans la limite du ratio maximal de 1,3 unité par hectare.

Enfin, la coopérative de vente de semences liée au syndicalisme betteravier, C-S2B, a décidé d’accompagner financièrement ses adhérents concernés par un ressemis de betteraves en débloquant un budget spécifique de 250 000 €. « Cet accompagnement se traduira directement par un avoir, d’une unité gratuite sur trois, matérialisé précisément en facturation par une remise de 35 % du prix conseillé culture pour les semences destinées aux ressemis 2021, avec une échéance de paiement reportée au 1er décembre 2021 », indique son directeur Benoît Carton.

Cette mobilisation a permis aux agriculteurs touchés de ressemer au plus vite leurs betteraves. Semées la troisième semaine d’avril, les plantes peuvent encore avoir un bon potentiel de rendement. Et vu cet épisode de gel, les pucerons seront peut-être moins présents cette année !

(1) La réglementation impose un maximum d’1,3 unité par hectare de semences traitées avec 67,5 g/unité de substance active de Gaucho et 45 g/unité de Cruiser.

Un tiers de betteraviers assurés contre le gel

Si, comme 30 % des betteraviers, vous avez souscrit un contrat aléas climatique, l’assurance contribue aux frais de ressemis (achat de graine et travaux) dans la limite de 15 % du capital assuré. Dans le cas des planteurs de Cristal Union, qui bénéficient de graines gratuites, seuls les travaux seront pris en charge.

« Les assurances multirisques climatiques (MRC) subventionnées assurent un capital sur une culture donnée. Le capital est déterminé par la surface déclarée pour la PAC, un prix assuré et la moyenne olympique sur les 5 ans du rendement. On applique ensuite une franchise de 25 % sur ce capital assuré », explique Guillaume Suc, responsable assurance récolte chez Groupama. « Un expert constate la survenance du sinistre et juge si l’option de ressemis est possible. La MRC assure 17 aléas. L’agriculteur reste donc assuré même pour une succession d’aléas. Une culture gelée sera donc couverte en cas de perte due à la sécheresse, par exemple ».

Beaucoup d’annonces à concrétiser

Au-delà des mesures de soutien exceptionnel annoncées par le gouvernement, la CGB souhaite construire un système d’indemnisation en cas d’attaque de jaunisse.

Les dégâts de gel ont fait grand bruit. La viticulture et l’arboriculture ont beaucoup fait parler, mais la betterave n’a pas été en reste. Elle est la grande culture la plus touchée en France, ce qui lui a valu un déplacement de Julien Denormandie dans l’Essonne, le 14 avril. À cette occasion, le ministre de l’Agriculture a confirmé la création d’un dispositif exceptionnel de solidarité national qui s’ajoutera au régime des calamités agricoles. Et surtout, les cultures assurables, comme la betterave, pourront être éligibles à un régime des calamités agricoles élargi, a dévoilé le ministre devant les représentants de la filière betteravière.

Concrètement, Julien Denormandie veut s’inspirer des mesures économiques prises dans le cadre de la crise de la Covid-19. Pour lui, les cotisations permettant de financer ces aides doivent aller au-delà du monde agricole, vu l’ampleur des montants que font peser les risques climatiques. « Le changement climatique est de la responsabilité de nous tous », a-t-il déclaré.

Il fait ainsi le constat que le risque climatique n’est plus assurable par les assureurs, ni par le monde agricole seul.

Un milliard d’euros

Quelques jours plus tard, le 17 avril, Jean Castex a annoncé que ce fonds de solidarité exceptionnel serait doté d’un milliard d’euros. Parmi ces mesures, le Premier ministre a évoqué une enveloppe d’urgence qui sera gérée par les préfets pour apporter un soutien immédiat aux exploitations les plus en difficulté. Pour les autres filières, qui ne sont pas aujourd’hui couvertes par le régime des calamités agricoles, un soutien exceptionnel similaire sera mis en place. Mais cette mesure prendra du temps. Dans l’attente, une aide forfaitaire basée sur la perte de chiffre d’affaires mensuel sera accordée sur le modèle du fonds de solidarité mis en place pour la crise sanitaire. À noter que « ce fonds sera aussi ouvert aux entreprises en aval de ces filières, qui seront impactées par l’absence de récolte à conditionner ou à transformer », indique Matignon. Les sucreries pourront-elles en bénéficier ? Le seuil et les critères seront à construire avec les filières, répond le ministère de l’Agriculture.

Le Premier ministre a aussi évoqué une année blanche de cotisations et des dégrèvements de taxes foncières sur le foncier non bâti (TFNB).

Les annonces sont donc à la hauteur des dégâts. « Maintenant, l’enjeu est de déterminer comment cet argent arrivera dans les exploitations qui ont le plus de difficultés, notamment chez les betteraviers », indique le directeur général de la CGB, Pierre Rayé. On y verra vraisemblablement plus clair à l’automne prochain. Le président de la CGB, Franck Sander, déclare : « travaillons sur les différents pas de temps : à court terme, débloquons des mesures de soutien exceptionnel ; à moyen terme, bâtissons un dispositif financier pour affronter le risque jaunisse ; à long terme, intégrons dans notre Plan Stratégique National un dispositif ambitieux de gestion des risques économiques, climatiques et sanitaires tel que le permet le règlement Omnibus ».

Cet épisode de gel exceptionnel marquera sans doute un tournant dans la manière d’aborder la gestion des risques. Premières réponses dans quelques jours, puisque le député Fréderic Descrozaille doit rendre un rapport sur ce sujet au ministre de l’Agriculture.