Avec sa machette, il coupe la canne à sucre très près du sol. Ensuite, il donne un second coup en haut de la tige, qui fait entre 3 et 5 mètres de haut. « J’enlève la partie non sucrée », explique Marudi, coupeur de canne depuis son adolescence. Recommençant sans cesse les mêmes gestes, il envisage de cesser son activité l’an prochain, à 65 ans. « Je coupe la canne le plus bas possible, car la proportion de sucre est plus élevée dans le bas de la plante que dans le haut ».

Comme Marudi, de nombreux coupeurs s’activent dans les champs de la Réunion. La graminée tropicale y recouvre 55 % de la SAU (soit 22 000 ha). Les champs de canne sont implantés tel un collier végétal vert, sur le pourtour de l’île, au relief moins accidenté que l’intérieur. Ils s’étalent sur des altitudes allant de 0 à …800 mètres. La Koup canne – récolte de la canne à sucre en créole – débute en juillet pendant la saison fraîche, pour se terminer mi-décembre.

Car ici, on n’arrache pas, on coupe. Et le plus souvent à la main. La récolte s’effectue encore avec une machette dans 75 % des cas. La faible superficie des parcelles, la présence de roches et, surtout, le relief tourmenté expliquent cette proportion. La coupe mécanisée n’est mise en œuvre que sur des parcelles suffisamment grandes et planes.

La majeure partie des 2 600 planteurs cultivent des petites surfaces, en moyenne 7 ha de canne. 97 % disposent de moins de 20 ha de canne et contribuent à 73 % du tonnage.

75 % de la canne coupée à la main

Après la coupe, les cannes sont chargées sur des bennes. Des tracteurs les transportent du champ jusqu’aux balances, les plateformes de réception. Réparties sur l’ensemble du littoral, les onze balances limitent les déplacements des planteurs vers les deux sucreries en activité : Boisrouge située dans le Sud et Le Gol située au Nord-Est.

À la livraison aux balances, des échantillons de canne sont prélevés par des sondes selon un tirage aléatoire sur des hauteurs et des longueurs différentes. Des trous dans les bennes permettent aux sondes de passer à différents endroits. La richesse est analysée dans l’un des sept laboratoires de l’île à partir du jus extrait. En général, elle tourne autour de 13, 5 à 14 % de sucre. Le reste de la canne se constitue d’eau (70 %), de fibres ligneuses (14 %) et d’impuretés (2 %).

Après la balance, direction la sucrerie via les cachalots

Les cannes sont ensuite rechargées sur des cachalots, gros semi-remorques, jusqu’aux sucreries. Ce transfert des balances jusqu’aux sucreries représente plus de 70 % des tonnages livrés et jusqu’à 55 000 rotations par campagne sucrière. Comme en France métropolitaine, l’allégement des camions est un enjeu pour réduire le nombre de rotations et améliorer l’empreinte environnementale. Progressivement, l’aluminium remplace l’acier.

Depuis 2010, les deux sucreries en activité appartiennent au groupe Tereos Océan Indien, filiale de Tereos International. Elles produisent annuellement autour de 210 000 tonnes de sucre, soit 4 % du sucre français. Les planteurs réunionnais ne disposent pas de parts dans leur sucrerie. « Pour nous, Tereos c’est l’usinier », explique Marudi.

La mélasse pour le rhum

Arrivées dans l’usine, les cannes récoltées à la machine disposent d’une chaîne spécifique, car elles arrivent en tronçons. Les cannes longues coupées à la main partent sur une autre chaîne. 70 % du saccharose est extrait avant le passage de la canne à la diffusion. Et ce grâce à un pré-extracteur installé en amont de la diffusion. Cette première mondiale réalisée par Tereos permet aux deux usines d’améliorer leurs performances d’extraction.

Excepté cette pré-extraction, le procédé standard d’extraction du sucre de canne blanc est assez semblable à celui du sucre de betterave. Le jus de canne subit les mêmes opérations que le jus de betterave. Le jus sucré obtenu est réchauffé, additionné de chaux, décanté et filtré avant l’étape finale de cristallisation. Par la suite, les cristaux de sucre sont séparés du liquide par centrifugation. Le liquide, qui contient encore du saccharose et une petite quantité de sucres non cristallisables, constitue la mélasse. Ce précieux liquide sert aux trois rhumiers de l’île pour fabriquer leur breuvage. L’un des rhumiers, Savanna, est installé sur le site de la sucrerie de Bois-Rouge.

La bagasse pour l’énergie

Les deux sucreries de l’île sont couplées à une centrale thermique gérée par Albioma. Cet énergéticien fabrique la vapeur et l’électricité dont l’usine a besoin durant la campagne sucrière, en échange de la bagasse de la sucrerie (résidu fibreux). L’excédent de production est vendu à EDF, et représente 10 % de l’électricité de l’île. Hors campagne, l’énergéticien utilise du charbon, mais dès 2023, les deux centrales thermiques devraient tourner avec 100 % de biomasse. Dans ce domaine, les sucreries réunionnaises affichent aussi leur caractère pionner. Bois-Rouge a été la première sucrerie du monde, en 1992, suivie par Le Gol en 1995 à être couplée à une centrale thermique bagasse.

Les deux sucreries se targuent aussi d’autres premières mondiales. Comme la technique du flot tombant, utilisée en sucrerie de betterave. Elle a été adaptée à la sucrerie de canne pour la première fois par les équipes du Gol et de Bois-Rouge. La caisse à flot tombant, consistant en un sixième effet de vapeur, permet une économie d’énergie. Quant à la mise au point de malaxeurs horizontaux rapides en 2010, elle permet la réduction de la refonte des sucres dans les centrifugeuses, avec un gain d’énergie. Récolte manuelle et prouesse technologique ne sont pas incompatibles.

———————————————————

UNE FILIÈRE QUI DOIT ÉVOLUER

Avec ses grèves de planteurs mémorables et la nouvelle convention sucre, 2022 a été riche d’évènements. Les défis pour la durabilité de la filière sont nombreux.

Après une grève des planteurs réunionnais de plusieurs semaines, une nouvelle convention qualifiée d’historique a été approuvée le 13 juillet dernier. Elle permet l’augmentation du revenu global de tous les livreurs de cannes à sucre de 25 millions d’euros par an jusqu’en 2027 par rapport à l’ancienne convention. Signée par l’État, les syndicats de planteurs, Tereos, le Centre professionnel de la canne et du sucre (organe de dialogue sur le développement de la filière), l’énergéticien Albioma (producteur d’électricité à partir de la bagasse), le Conseil départemental et la Région, elle fait suite à de nombreuses négociations, notamment entre Tereos, les planteurs et l’État.

La Commission européenne autorise l’État à verser une aide annuelle de 114 millions d’euros pour soutenir la production de canne à sucre dans les régions ultra périphériques (Guadeloupe, Martinique et Réunion). Cette aide, autorisée jusqu’au 31 juillet 2028, prend la forme d’une subvention directe qui compense les surcoûts supportés par les planteurs. Les bénéficiaires sont des petites ou moyennes entreprises actives de la culture de la canne à sucre, qui livrent leur production aux sucreries.

À cela s’ajoute la part État de la prime bagasse pouvant aller jusqu’à 3 euros par tonne. L’énergéticien Albioma s’engage de son côté à mieux rémunérer la bagasse, résidu fibreux de la canne à sucre brûlé dans ses deux centrales thermiques, si la teneur moyenne annuelle des cannes en fibre dépasse 15,5 %, soit jusqu’à 0,82 €/t selon le taux de fibre de la canne. De fait, le prix d’achat de la tonne de canne augmente de 15 € par rapport à la convention antérieure et pourra dépassera les 100 €. Le prix minimum d’achat est garanti aux planteurs à 40,07 €/t.

Cet accord impose aussi une répartition équilibrée des bénéfices entre l’industriel sucrier Tereos et les planteurs et la mise en place d’un dispositif exceptionnel d’appui aux planteurs sur la « coupe longue machine ».

Des défis pour pérenniser la filière

Cette nouvelle convention vise à inverser la tendance. La production sucrière réunionnaise diminue depuis plusieurs années. Avec à peine 1,5 Mt récoltées en 2020 et 2021, les deux dernières campagnes sucrières étaient loin des 1,8 Mt habituellement observées, suite à plusieurs années de sécheresse. Les prévisions 2022 restent inférieures à 1,6 million de tonnes pour les deux usines. Suite à l’envolée des prix des intrants, de nombreux planteurs ont réduit leur utilisation.

Autre défi, le renouvellement des générations de planteurs de canne ainsi que celui de la main-d’œuvre de coupeurs. La mécanisation de la récolte progresse très lentement vu le relief, la présence de pierres et la petitesse des parcelles. Seules 13 % des parcelles de canne auraient une pente inférieure à 10 % et une « pierrosité » nulle.

Enfin, la diminution des matières actives phytosanitaires, notamment en herbicides, utilisables sur la canne, complique les itinéraires techniques et réduit encore sa compétitivité.

Le coût de la main-d’œuvre à la Réunion, conjugué à la faible mécanisation, interroge sur l’avenir de la filière et sa compétitivité. La dépendance grandissante de la filière aux soutiens publics amène d’autre part ses partenaires à s’interroger sur son modèle économique. Certains préconisent une montée de gamme et une différenciation de certains sucres (roux bio, canne 100 %). L’avenir de la filière passe par le renforcement des gains de productivité et l’amélioration de la valeur ajoutée.

La Réunion, l’île du sucre

La canne à sucre occupe 21 349 ha, soit 55 % de la SAU. La production annuelle moyenne ces dix dernières années est de 1,7 Mt de canne. 68 t à 82 t/ha de canne récoltées par an avec un taux de sucre de 13 à 14 %. Le rendement moyen est de 9,4 t de sucre par hectare.

Les 2 sucreries Tereos produisent 200 000 t de sucre produit, soit 4 % de la production française. 70 000 t de mélasse sont utilisées pour la production de rhum. Les 550 000 t de bagasse produisent 260 GWH, soit 10 % de la production énergie de l’île. Le sucre et le rhum représentent 70 % des exportations réunionnaises en valeur. 14 000 personnes travaillent dans les filières sucre-rhum-énergie, soit 13 % des emplois privés ou 9 % de la population active du département.

À découvrir à la Réunion pour les passionnés du sucre

  Musée Villèle Habitation Desbassayns à Saint-Gilles, ancienne plantation produisant du sucre avec 500 esclaves.

  Musée Stella Matutina, installé dans l’ancienne usine sucrière du même nom, pour découvrir l’l’histoire croisée du sucre et de l’île Bourbon.

  Visite des sucreries Tereos, sucrerie du Gol ou sucrerie de Bois-Rouge réalisée en même temps que la visite de la rhumerie Savanna.