« À l’Unifa, nous sommes tous conscients que les engrais restent un enjeu prioritaire de la décarbonation de l’agriculture. Les producteurs d’engrais n’ont d’ailleurs pas attendu le « Green Deal » pour décarboner leur activité » a affirmé Delphine Guey, la présidente de l’union des industries de la fertilisation (Unifa), lors de l’assemblée générale de cette organisation le 1er juin 2023. En effet, la production d’une tonne d’ammoniac classique dégage deux tonnes de CO2, a-t-elle précisé. « Mais alors, comment réduire notre dépendance au gaz sans devenir dépendants des engrais russes ? Par exemple, en utilisant une autre source d’hydrogène que le gaz : l’eau », a-t-elle expliqué en évoquant l’engrais dit « décarboné ». Mais, selon elle, « ce n’est pas la seule solution ». Il faut combiner les différents leviers possibles. Parmi eux, le développement des biostimulants est une autre voie importante, bien que freiné par la lenteur des processus d’homologation.

Un coût bien supérieur

Se pose alors une question centrale : « qui va payer cette décarbonation ? ». En effet, Delphine Guey estime que les agriculteurs risquent de voir leur coût de fertilisation azotée doubler avec ces engrais décarbonés, pour une réduction de 10 % à 30 % de l’empreinte carbone (en fonction des cultures). Benjamin Lammert, le président de la Fédération française des producteurs d’oléagineux et de protéagineux (Fop) et de Terres Univia, identifie deux voies principales pour financer cette transition : la répercussion du coût sur le produit fini, ou la valorisation de crédit carbone.

Pour la première possibilité, il alerte sur le risque de distorsion de concurrence : « Bruxelles a mis en place un mécanisme d’ajustement aux frontières sur le bilan carbone des engrais azotés. Cela permet de protéger le marché européen qui veut se décarboné et c’est plutôt une bonne nouvelle. Cependant, l’alimentation produite à l’extérieur de l’Union européenne avec des engrais non décarbonés peut rentrer chez nous ».

Concernant la deuxième solution, il déplore que Bruxelles envisage de valoriser seulement le stockage du carbone dans le sol mais pas la réduction des émissions, qui serait pourtant rendue obligatoire. Par ailleurs, il alerte sur le trop faible prix de la tonne de CO2 : « à environ 40 euros/tonne, la façon dont le marché du carbone est en train de se structurer n’est pas du tout attractive pour les agriculteurs. Il faudrait une centaine d’euros / tonne pour avoir un effet massif sur 90 % des agriculteurs ». Se pose aussi une autre question : dans quelles proportions les politiques et les influences anti-nucléaire, au niveau français comme au niveau européen, vont-ils freiner la décarbonation de l’agriculture, dans la mesure où les engrais décarbonés nécessitent de grandes quantités d’électricité bas carbone, peu chère et non intermittente ?

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Engrais et souveraineté alimentaire

« On a besoin de sécuriser l’approvisionnement en engrais sur le sol européen. C’est un grand défi de pouvoir remonter la souveraineté alimentaire jusqu’aux engrais », a affirmé Benjamin Lammert. Si la crise du Covid a particulièrement relancé le sujet de la souveraineté alimentaire, celle de la guerre en Ukraine a montré la dépendance de la France et de l’Europe à la Russie. Et pour cause : « 90 % du coût de production de l’ammoniac provient du méthane » a rappelé Delphine Guey, la présidente de l’Unifa. « Il y a 40 ans, on produisait 60 % de nos besoins en engrais en France. Aujourd’hui, ce chiffre est tombé a 35 % ». En effet, si nous produisons 87 % de notre utilisation d’ammonitrate 33,5 (AN), nous importons 67 % de l’ammonitrate 27 (CAN), 93 % de la solution azotée et 99 % de l’urée que nous produisons, a rappelé Benoît Piétrement, président de Novagrain et vice-président de l’AGPB.

Mais qu’est-ce que la souveraineté alimentaire dont on parle tant ? Pour Dominique Chargé, le président de la Coopération agricole, ce terme signifie d’être « en maîtrise et en autorité stratégique sur nos chaînes d’approvisionnement ». Pour lui, les deux crises internationales récentes ont été des révélateurs de nos dépendances structurelles. Il déplore l’absence de stratégie de la France face au défi de la souveraineté : « l’Italie a une vraie stratégie par la différenciation, les Pays-Bas en ont une par la domination par les coûts et le Royaume-Uni a fait un vrai choix de dépendance assumé. Mais la France n’avait pas de stratégie ».

Quoi qu’il en soit, Delphine Guey a rappelé que, bien que les industriels aient respecté les consignes du gouvernement vis-à-vis de la Russie, la France n’a pas connu, depuis le début de conflit russo-ukrainien, de pénurie d’engrais azoté. Ils sont allés s’approvisionner dans d’autres pays.

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