« Aujourd’hui, je lance un appel solennel au gouvernement de refonder sa politique et son action vis-à-vis des pays africains », a affirmé Éric Thirouin, le président de l’Association générale des producteurs de blé (AGPB) à l’occasion de sa conférence de presse de rentrée, le 21 septembre 2023. Selon lui, une période de 30 ans marquée par le « laisser faire » en matière de commerce des céréales est en train de se terminer. « Est-ce qu’on continue le « laisser faire » alors que les autres ne le font pas ? Ou est-ce que, comme les autres, on s’investit avec un vrai engagement politique sur ces sujets? ». Parmi les autres États auxquels Éric Thirouin a fait référence, on peut bien sûr citer la Russie, pour qui l’agriculture devient de plus en plus une compétence régalienne. En juillet dernier, Vladimir Poutine a mis fin au corridor céréalier en mer Noire qui permettait à l’Ukraine d’exporter sa production agricole. Mais la Russie n’avait pas comme objectif de nuire seulement à son ennemi direct, explique Nicolas Pinchon, expert des marchés agricoles pour la société Veille Au Grain, en faisant remarquer que l’Europe est dépendante de l’Ukraine pour son approvisionnement en maïs, colza et tournesol : « Poutine ne cherche pas à sanctionner l’Afrique mais l’Europe. C’est donc pour cela qu’il a récemment proposé des livraisons de blé gratuites à certains pays africains. Mais rien n’est gratuit. Il y a forcément quelque chose derrière ». Nicolas Pinchon rappelle que si l’alimentation a toujours été une arme, elle était, jusqu’à il y a 10 ou 15 ans, plutôt détenue pacifiquement par l’Union européenne et les USA. « Ce qui est nouveau maintenant, c’est que c’est la Russie qui la détient ».

Si les exportations agricoles, et particulièrement le blé, sont une arme, c’est parce que près de 800 millions de personnes souffrent encore de la faim en 2023. Selon le dernier rapport de l’ONU, la part de la population concernée est passée de 7,9 % en 2019 à 9,2 % en 2023. Par ailleurs, selon l’ONG Action contre la faim, « un enfant meurt de faim toutes les 13 secondes dans le monde ». Ce délai descendrait même à 4 secondes en prenant en compte l’ensemble des catégories de personnes.

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Un besoin de régulation

Selon Matthieu Brun, le directeur scientifique de la Fondation pour l’agriculture et la ruralité dans le monde (Farm), les causes de la faim sont diverses et complexes. Mais pour lui, des prix de commodité trop hauts ou trop bas sont tous les deux aussi nocifs. En effet, si les périodes de flambées des prix, en particulier du blé et de l’énergie, peuvent créer des famines sur le court terme, des prix trop faibles peuvent être très défavorables à l’agriculture africaine sur le plus long terme, en affaiblissant la rentabilité de ses exploitations agricoles locales. Il faudrait donc que les prix évoluent autour d’une position médiane qui permette à la population non agricole (souvent urbaine) de se nourrir à prix abordable tout en favorisant la construction des filières de production locales, explique-t-il : « cela passe certainement par la construction de politiques publiques commerciales qui soient adaptées, comme une capacité à réguler les importations par une bonne gestion des droits de douane ou la possibilité de constituer des stocks ». C’est aussi l’avis de Thierry Pouch, le chef du service économie et prospective des Chambres d’agriculture France : « le développement de l’autonomie alimentaire des pays africains à moyen ou long terme est indissociable d’une politique agricole nationale ou régionale. Les progrès alimentaires ont toujours résulté de la mise en place d’une politique agricole ». Cependant, selon Matthieu Brun, « une bonne partie des États qui sont confrontés à ces problématiques ne mettent pas en place de politiques publiques ». Pourquoi ? Tout d’abord, à cause « des règles du commerce mondial de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qui interdisent ou limitent fortement l’utilisation de mesures de régulation des importations », explique-t-il. Thierry Pouch confirme mais nuance : « c’est vrai, mais l’OMC est tellement en panne qu’on pourrait peut-être se passer de son avis ». La lutte contre la faim serait donc une argumentation de plus en faveur de la sortie de l’agriculture des accords de l’OMC (exception agricole).

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Satisfaire la campagne ou la ville

Ensuite, Matthieu Brun évoque le « biais urbain » des dirigeants africains : « dans certains pays, il n’y a pas de volonté politique de développer l’agriculture car les décideurs politiques cherchent plus à satisfaire la demande des villes : c’est là où il y a le plus de risques en termes socio-politiques. J’ai l’impression que ces élites ont plutôt tourné le dos à leur agriculture depuis ces 30 dernières années », se désole-t-il en évoquant cependant un vent de changement : « l’année dernière, Macky Sall, le président du Sénégal, a beaucoup insisté sur la nécessité de développer la souveraineté alimentaire des pays d’Afrique ».

Matthieu Brun explique aussi que ce juste équilibre de prix est nécessaire mais pas suffisant : il faut un investissement dans le développement des moyens de production (agronomie, génétique, …) et de transformation, d’autant plus que, selon lui, les agriculteurs du nord sont plus subventionnés que ceux du sud. Il se désole que cet investissement ne soit pas au rendez-vous, bien que quelques sociétés s’y soient mises, « comme le groupe Avril qui a investi dans des outils de transformation industrielle du soja au Togo ou dans d’autres pays africains ». Outre ce biais politique, Thierry Pouch précise que les États africains sont freinés dans la mise en place de politiques agricoles par leur niveau élevé d’endettement.

Quelle légitimité pour le Green Deal ?

Ce contexte géopolitique et humanitaire interroge donc la légitimité morale du Green Deal, dont, comme l’explique l’économiste, toutes les études d’impact concluent à un décrochage de la production agricole. « Les États-Unis ne s’étaient d’ailleurs pas gênés pour affirmer que cette politique européenne allait entraîner une augmentation de l’insécurité alimentaire », affirme-t-il en précisant que les Américains sont en train de se faire prendre la place de premier exportateur mondial de maïs par le Brésil, pays qui n’est pas non plus indifférent à ce qui se passe en Russie. De son côté, l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture des Nations-Unies (FAO) affirme que la production agricole mondiale devra augmenter de 60 % d’ici 2050 pour répondre à la demande alimentaire. Peut-on alors vraiment laisser tomber la productivité de l’agriculture française et européenne ?

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