« Si on veut remettre tous les cours d’eau en l’état, il va falloir plusieurs années », affirme Jean-Pierre Clipet, le secrétaire général de la FDSEA du Pas-de-Calais qui vient d’organiser un 4ème curage symbolique, vendredi 16 février, dans l’Aa à Calais et à Saint-Omer. En effet, selon lui, pendant de nombreuses années, les cours d’eau de son département n’ont pas été entretenus. Les causes sont doubles : la réglementation trop contraignante et le coût du retraitement des boues, notamment pour les plus grosses rivières.

Dans quelle mesure a-t-on le droit de curer un fossé ou un cours d’eau ? La question est particulièrement complexe et laisse place à l’interprétation de l’administration.

Fossé ou cours d’eau ?

Tout d’abord, Noël Chalumeau, agriculteur retraité, ancien entrepreneur de drainage, ex directeur d’un bureau d’étude spécialisé en hydraulique agricole et cofondateur de l’association nationale de drainage et d’hydraulique agricole responsable (Andhar), rappelle que le curage des fossés est libre mais que celui des cours d’eau est très encadré. Comment faire la différence entre ces deux éléments ? Dans le code de l’environnement, un cours d’eau est défini par trois critères cumulatifs : « constitue un cours d’eau un écoulement d’eaux courantes dans un lit naturel à l’origine, alimenté par une source et présentant un débit suffisant la majeure partie de l’année », peut-on lire à l’article L215-7-1. Cela signifie que des fossés creusés par la main de l’homme dans le but d’évacuer le trop-plein d’eau l’hiver ne sont pas des cours d’eau et peuvent être curés librement. Pourtant, sur le terrain, la situation est un peu différente.

La cartographie des cours d’eau

En 2015, Ségolène Royal, alors ministre de l’Écologie, a demandé à ses services d’établir une cartographie de tous les cours d’eau de France. Selon Noël Chalumeau, ce recensement a été fait sans tenir compte systématiquement des trois critères cumulatifs du code de l’environnement. « Les agents du ministère de l’environnement se sont aussi basés sur des indices comme la présence d’invertébrés aquatiques, ce qui a entraîné le reclassement de beaucoup de fossés en cours d’eau », explique-t-il.

Si cette carte n’a théoriquement aucune valeur légale (mais seulement d’information), elle est tout de même utilisée par l’OFB et la DDT lors des opérations de contrôle. Certes, en cas de verbalisation, un agriculteur qui contesterait le reclassement d’un fossé en cours d’eau peut toujours se pourvoir devant le tribunal administratif. Mais selon Noël Chalumeau, « s’il gagne, il y a de fortes chances que le ministère de l’écologie fasse appel de la décision. Et un agriculteur n’a pas le temps ni les moyens d’aller jusqu’au conseil d’État pour curer un fossé ». À noter qu’en Saône-et-Loire, une charte a été signée entre les différentes parties concernées, qui permet de faciliter le dialogue sur le curage.

Entretien ou modification ?

Quelle réglementation s’applique donc aux cours d’eau ? L’entretien des cours d’eau domaniaux est de la responsabilité de l’État. Ceux qui sont dits « non domaniaux », mais qui ne sont pas privés pour autant, relèvent du code de l’environnement. Dans un article, il stipule que l’entretien doit être réalisé par les riverains et, dans un autre, qu’une modification sur une distance supérieure à 100 mètres doit être soumise à autorisation.

Selon Noël Chalumeau, un des principaux problèmes réside dans la signification que l’on attribue au mot « modification » : « selon l’OFB, le curage d’un fossé est une modification et pas un entretien. La réglementation devient donc contradictoire puisque les riverains ont en même temps l’obligation d’entretenir les cours d’eau, et celle d’en demander l’autorisation au préalable ». Il faut savoir qu’une demande d’autorisation de curage est un dossier administratif qui comprend notamment « une procédure de 9 mois, avec une enquête publique, et qui coûte cher au demandeur », selon Noël Chalumeau. Et en cas de fraude, ce dernier « commet un délit et risque jusqu’à 15 000 euros d’amende et 2 ans d’emprisonnement », explique-t-il

Autorisation ou déclaration ?

Face au mouvement de colère des agriculteurs, Gabriel Attal a déclaré le 26 janvier dernier : « on va simplifier drastiquement tout ce qui relève des curages. Aujourd’hui, il faut une autorisation. Ça peut prendre jusqu’à neuf mois d’attente. Dès la semaine prochaine, on sort un décret pour passer de l’autorisation à la déclaration ». Ces propos ne faisaient que reprendre en réalité ceux de Christophe Béchu, le ministre de l’Environnement, le 4 janvier dernier, lors de son déplacement dans le nord de la France, ainsi que le projet de décret déposé par son ministère quelques jours plus tard.

Cela veut-il dire que le Premier ministre annonçait un libre curage des cours d’eau, à condition que l’administration ait été prévenue du chantier ? Malheureusement non. Il faut regarder plus précisément le sens juridique des mots. Selon Noël Chalumeau, « une déclaration est en fait une autorisation simplifiée. Les travaux ne peuvent commencer que lorsque le demandeur a reçu un récépissé de déclaration, et le préfet peut empêcher les chantiers ». Il précise : « la distinction entre la déclaration et l’autorisation, ça se joue sur le coût, la complexité et le délai. D’ailleurs le Premier ministre n’a pas vraiment dit autre chose en affirmant : « Ça passera de neuf mois à deux mois pour porter les projets ».

Autre différence majeure entre les 2 procédures : les poursuites judiciaires. En cas de verbalisation, on passe du délit à l’infraction et la peine est de seulement 750 euros d’amendes.

L’annonce du Premier ministre était donc quand même une amélioration partielle de la situation. Pourtant, à l’heure actuelle, le décret qui est sorti le 31 janvier n’est pas explicite et les juristes de la FDSEA du Pas-de Calais sont en train de l’analyser. Selon l’interprétation de Noël Chalumeau, « il concerne seulement les opérations groupées conduites par les gestionnaires de cours d’eau (syndicat de rivières, collectivités territoriales, …) dans le cadre d’un plan de gestion. De plus, ces opérations ne peuvent être entreprises que pour un objectif écologique, et pas pour la prévention des inondations et le maintien du bon fonctionnement des ouvrages. Enfin, les fossés privés et les fossés de remembrement gérés par les associations foncières classées cours d’eau ne sont pas concernés par ce décret ».

Le coût de retraitement des boues des plus gros cours d’eau

Même constat chez Jean-Pierre Clipet. « On a eu des paroles mais on attend des actes », affirme-t-il en expliquant que le blocage se situe aussi au niveau financier, notamment pour les cours d’eau domaniaux. En effet, le curage de ces derniers nécessite souvent un retraitement des boues, chiffré à environ 75 % du coût total de l’opération : « pour un euro dépensé en frais de grue, il faut compter 3 euros pour retraiter les sédiments par la suite », déclare-t-il. « On veut un plan d’action sur plusieurs années avec un financement en face, et aujourd’hui, on ne l’a pas », martèle l’agriculteur. Il précise que ces cours d’eau dépendent souvent de plusieurs entités différentes et cela rend le processus plus complexe: « il faut que tout le monde se mette autour de la table ». Enfin, il s’inquiète également que ce délai soit allongé par une interdiction d’intervenir hors des trois mois d’hiver, en raison de la préservation de la biodiversité.

Stocker les excès d’eau

Par ailleurs, Emmanuel Leveugle, agriculteur et élu de la chambre d’agriculture du Nord Pas-de-Calais en charge des questions environnementales, fait remarquer que, selon le Giec, les pluies vont, à l’avenir, être encore plus abondantes en hiver et moins en été. « Il serait logique de pouvoir stocker cette eau en surplus qui provoque des inondations pour l’utiliser l’été quand l’agriculture, notamment, en a besoin ». Mais là, c’est un autre débat tout aussi passionnel.