Quand la Russie a décidé d’envahir l’Ukraine, les cours du blé étaient supérieurs à 250 € la tonne depuis déjà plusieurs mois. Mais le 1er mars dernier, le seuil de 300 € a été atteint, puis allègrement dépassé, sur le marché de Rouen. « Les traders avaient alors pris conscience que l’offre mondiale de céréales à l’export s’était soudainement restreinte de 30 % puisque le trafic maritime dans la mer Noire a été fermé », explique Christelle Tailhardat, directrice générale de Synacomex.

Aussi, les prix records des céréales ne profiteront ni aux agriculteurs russes, par ailleurs taxés, ni aux agriculteurs ukrainiens. Or, au début du mois de mars, près de 15 Mt de blé et 14 Mt de maïs russes et ukrainiens étaient encore disponibles à l’export, selon FranceAgriMer. « Mais en France, 95 % de la récolte de maïs était engagée et vendue environ 177 € en sortie ferme, lorsque la guerre d’Ukraine est survenue le 25 février dernier, affirme Daniel Peyraube, président de l’AGPM (association générale des producteurs de maïs). Or, à Bordeaux, la tonne de maïs valait déjà 276 € ».

Financer les intrants

Dans la Marne, « le prix de vente moyen de campagne de la tonne de blé est de 195 € », souligne Olivier Josselin, responsable des filières et références à la Fdsea 51. Hormis quelques producteurs au nez fin, qui avaient gardé en stock une partie de leur dernière récolte, les prix records des céréales ne profitent pas aux céréaliers français. Dès la fin de l’été dernier, le produit de la vente de leurs grains a été employé pour renflouer la trésorerie de leur exploitation et pour financer les achats des intrants de la récolte 2022, déjà très chers. « À la fin du mois d’octobre dernier, le coût de revient de la tonne de blé de la campagne 2022-2023 avait alors été estimé à 210 €, soit 50 €/t de plus que la campagne passée », analyse Olivier Josselin.
Par prudence, les producteurs de blé avaient alors commencé à se positionner avant l’hiver sur le marché à terme (autour de 250 € la tonne de blé), mais ils n’imaginaient pas que les prix des grains et des intrants allaient exploser. Les agriculteurs, qui ne s’étaient pas couverts en anticipant leurs achats, sont d’ores et déjà fortement pénalisés !
Pour le maïs, environ 30 % de la prochaine récolte était déjà engagée à 210 €/t aux mois de janvier-février avec un coût de production anticipé estimé à 202 € la tonne, selon l’AGPM. Aujourd’hui, l’augmentation continue des prix de l’engrais et des carburants porte ce coût à 227 €.
« Les céréaliers sont sans repères. À la fin de l’année, on n’exclut pas des revenus dans la moyenne des années 2016-2020, c’est-à-dire autour du smic. Les gains escomptés par les prix des céréales sont plus que compensés par les hausses des charges », rapporte Philippe Heusèle, secrétaire général de l’AGPB.
« Il ne faut pas se laisser impressionner par les niveaux des prix », estime Daniel Peyraube. Les semis de maïs ne sont pas encore faits. Et, dans les prochains mois, les planteurs devront acheter du gasoil pour irriguer les champs, pour moissonner et pour sécher leur récolte de maïs. Enfin, aucun producteur n’est d’ici-là à l’abri d’un accident climatique.
Dans le reste du monde, les prix records des céréales sont des indicateurs conjoncturels riches d’enseignement. Dans l’hémisphère sud, ce sont les prix de vente de campagne des agriculteurs australiens et argentins.
Pour le maïs, les cours actuels des céréales soulignent aussi l’incertitude qui reste de mise pour la campagne 2021-2022, loin d’être achevée en Argentine et au Brésil où La Niña est de retour.
Par ailleurs, les opérateurs anticipent une campagne de blé 2022-2023 d’ores et déjà compliquée. Par exemple, la moisson de céréales s’annonce catastrophique au Maroc, mais aussi en Algérie. Les deux pays devront importer plus de céréales qu’à l’accoutumée alors que l’offre mondiale pourrait être déficitaire pour la troisième année consécutive.
Or, personne n’est en mesure de dire si l’Ukraine pourra récolter le blé et l’orge semés l’automne dernier et si les agriculteurs ukrainiens sèmeront leurs champs de maïs et de tournesol. Le carburant manque, on déplore déjà beaucoup de problèmes logistiques et les hommes sont mobilisés pour défendre leur pays.

Problèmes logistiques

Quant à la Russie, le pays a les moyens de produire des céréales, mais les agriculteurs se plaignent de ne pas pouvoir avoir accès à des prêts de campagne pour financer leurs intrants. « Par ailleurs, l’exportation de céréales sera compliquée, affirme la Coopération agricole. On observe déjà d’importants redéploiements depuis que le bassin de la mer Noire est fermé au trafic maritime ».
Si les ports de la mer d’Azof restent inaccessibles, les ports de la mer Baltique ou de l’océan Pacifique, à l’extrême est du pays, prendraient alors le relais mais se poseront alors d’importants problèmes logistiques pour y acheminer les grains. « La Chine restera un important débouché à l’export, mais le blé russe pourrait être boycotté par d’autres pays importateurs, opposés à la guerre menée en Ukraine », ajoute la Coopération agricole.
Dans le contexte actuel, renforcer la souveraineté de l’Union européenne en protéines végétales et en maïs est une priorité. Cette campagne, la France projette d’exporter 5,6 Mt (+ 1,1 Mt sur un an) mais elle n’a pas les ressources suffisantes pour approvisionner l’Espagne, l’Italie ou les Pays-Bas. Aussi, l’UE importera 15 Mt de maïs cette année.
« Les agriculteurs européens doivent pouvoir cultiver du maïs partout où cela est possible tout en respectant les règles de conditionnalité », revendique Daniel Peyraube. La transition agroécologique reste d’actualité.