Après la Chine, l’Argentine et la Californie, le congrès mondial de la luzerne pose ses valises, début novembre, en Champagne Ardennes. Connues à travers le monde pour leur production de fines bulles, les plaines vertes et vallonnées de la région sont également le berceau historique de la production de luzerne en France. 85 % des volumes déshydratés de celle qu’on appelle parfois grand trèfle ou alfalfa y sont en effet cultivés. « C’est la première fois que l’Europe organise cet événement, et c’est la France qui a été choisie par la Commission intersyndicale des déshydrateurs européens (CIDE), se réjouit Yann Martinet, le directeur de LCA Luzerne de France, regroupant l’ensemble des producteurs français. L’objectif principal est de braquer les projecteurs sur la déshydratation, notamment lors de visites terrain le dernier jour du congrès. »
Une spécificité française que les acteurs de la filière n’ont eu de cesse de perfectionner. Arrivées dans les années 60 sur le territoire champenois, les unités de déshydratation ont depuis fait leur mue : tournant initialement au charbon, celles-ci ont désormais décarboné 95 % de leurs activités. Pour cela, le recours aux énergies renouvelables a été massifié et la technique du préfanage, qui limite la quantité d’eau entrant dans les usines, s’est massivement répandue. « C’est une grande réussite, se félicite Thierry Tissut, le président de la nouvelle entité Tereos Capdeshy, issue de la fusion entre Capdea et Tereos Nutrition animale (voir encadré). C’est la force de notre unité, nous sommes une petite filière, mais nous sommes créatifs et dans l’anticipation. »
Désormais, les projets se multiplient au sein des différents groupes champenois. Chez Luzeal, un sécheur basse température a été mis en route début 2023 sur le site de Recy (51), pour valoriser l’énergie fatale d’un incinérateur de déchets au travers d’un réseau de chaleur. « Sans nous, ce projet circulaire n’aurait pas pu voir le jour, se félicite Benoit Vachez, le président de la coopérative, qui est la première de France à avoir décarboné l’ensemble de ses productions de luzerne. Cela nous permet de sécher la luzerne avec un air chaud à 100 °C, alors que cette température peut parfois monter jusqu’à 700 °C. » Du côté de Cristal Union, sur le site de Sainte-Émilie (80), la chaleur fatale de la sucrerie permet de déshydrater les pulpes de betteraves. Le procédé est également en test sur la luzerne. « Nous déshydratons quasi gratuitement, en terme d’énergie, deux tiers de la production de pulpe », souligne Pascal Hamon, le directeur industriel du groupe.
Des débouchés qui évoluent
Les sources d’énergie ne sont pas les seules à se diversifier. Alors que le marché du granulé de luzerne est lié au cours des céréales et du soja, en berne depuis quelques années, les produits issus de l’outil de déshydratation se multiplient. Luzeal a ainsi créé Agromi, une filiale regroupant toutes les activités de diversification de la coopérative. L’ambition est d’atteindre les 100 000 tonnes contre 50 000 actuellement (granulé de bois et de paille, maïs, miscanthus, œillette, marc de raisin, litières). « Notre souhait est de conforter notre pôle luzerne en saturant nos outils industriels avec des activités annexes, leviers de valorisation pour nos adhérents luzerniers », résume Benoit Vachez, le président de la coopérative. Le pari est le même dans les rangs de Sun Deshy, qui déshydrate 30 000 tonnes de pulpe de betterave et 30 000 tonnes, cumulées, de maïs, paille et granulés de bois. « Nous avons la place industrielle pour d’autres diversifications. La coopérative travaille au développement d’autres produits compatibles avec son industrie en recherchant des activités avec des produits d’automne ou d’hiver, au service des éleveurs », assure Christophe Besançon, le directeur général du groupe. Une dynamique qui découle d’une réflexion commune au sein de la profession, notamment autour d’un programme de R&D dédié à la nutrition animale. « Nous n’allons pas aller chercher de la valeur seulement avec un monoproduit de luzerne, mais avec des spécialités adaptées à chaque type de nutrition », poursuit Christophe Besançon. La diversification avec les gammes de luzerne en balles pour les fibres ont permis de bien équilibrer le marché. Le succès est particulièrement notable sur le marché équin, qui attire des volumes significatifs.
Une dynamique d’autant plus légitime que les cartes ont été largement rebattues en ce qui concerne les débouchés des pulpes de betteraves. Diversification principale des coopératives de déshydratation, la pulpe voit ses débouchés s’ouvrir, depuis la fin des quotas sucriers en 2017. « Depuis six ou sept ans, nous voyons une montée en puissance de la méthanisation agricole, qui consomme une quantité non négligeable de pulpes surpressées. Nous avons dû nous adapter », explique Christophe Besançon (Sun Deshy). « La méthanisation permet d’équilibrer le marché dans un contexte de recul de l’élevage. Sans elle, les prix auraient pu baisser encore plus bas », assure pour sa part Pascal Hamon (Cristal Union). Largement anticipée par les acteurs de la filière, cette évolution « a permis à certaines coopératives de se recentrer sur leur activité luzerne et de se diversifier : soit par de nouvelles productions, soit en investissant d’autres marchés », constate Yann Martinet (LCA Luzerne de France).
Tournée vers l’avenir
Bien qu’agile et soudée, la filière luzerne a malgré tout dû composer avec des conditions difficiles ces deux dernières années. « Les conditions météorologiques de 2023 et 2024 ont permis aux éleveurs de produire beaucoup de fourrage et d’avoir des stocks plus élevés », explique Benoit Vachez (Luzeal). Une abondance de l’offre en fourrage et une concurrence accrue avec le maïs ensilage, dont la valeur a elle aussi chuté, qui ont pesé lourd. Mise à l’épreuve, la filière champenoise n’a cependant pas cédé. Engagée dans un grand effort de structuration depuis plusieurs années, cette dernière a pu faire front de manière collective grâce à sa plateforme commune de commercialisation. « Nous travaillons d’une seule voix, notre unité au sein de Desialis nous a permis de résoudre ces problèmes de stocks, réagit Thierry Tissut, le président de Tereos Capdeshy. La rémunération 2025 devrait donc normalement être supérieure à celle de 2024. Les coopératives champenoises, qui ont repris des couleurs, abordent la prochaine campagne avec optimisme. « Entre fin 2023 et début 2025, nous avons véritablement touché le fond mais, depuis le mois de mai, les équilibres commerciaux se stabilisent et nous voyons le bout du tunnel », résume Christophe Besançon (Sun Deshy). Même son de cloche dans les rangs de Cristal Union : « aujourd’hui, les stocks sont réduits, nous allons démarrer 2026 avec un marché assaini », glisse William Huet, le directeur agricole du groupe sucrier.
L’orage passé, la filière souhaite désormais regarder vers l’avenir. Et les projets ne manquent pas ! Alors que la filière est organisée, depuis fin 2023, en quatre organisations de producteurs (voir encadré), LCA Luzerne de France veut aller plus loin, puisqu’une association d’organisations de producteurs (AOP) a été créée. Elle inclut également les quelques structures n’appartenant à aucune OP. « Ce sera le gros chantier d’après le congrès, puisque nous comptons obtenir des autorités la reconnaissance de l’association en tant qu’AOP, note Yann Martinet. Cela nous permettra de mutualiser les sujets et d’aborder 2026 avec un outil intéressant. » Président de cette nouvelle structure, Benoit Vachez (Luzeal) précise : « L’objectif est d’aller chercher des budgets supplémentaires et de creuser collectivement des sujets R&D comme la recherche variétale, et que chacun puise dans ces connaissances pour faire ses choix stratégiques. » Parmi les points d’attention soulevés figure l’enjeu du désherbage. « En luzerne tout est fauché ; or nous ne vendons pas un mélange herbacé, nous avons un véritable dossier agro à continuer de travailler, pointe Christophe Besançon (Sun Deshy). Nous sommes une petite filière, nous fédérer peut nous permettre d’aller capter des subsides et d’organiser de la R&D. Nous ne pouvons pas justifier la place de la luzerne dans les exploitations uniquement par ses cobénéfices environnementaux. Nous devons justifier d’une contribution à une marge brute dans les exploitations. »
Depuis le 1er janvier 2024, la filière luzerne est organisée autour de quatre organisations de producteurs, qui regroupent 95 % de la production française : Deshy Ouest (Bretagne), Deshy 21 (Côte d’Or), UCDV (Normandie) et France Luzerne en Champagne. Cette dernière regroupe 4 500 producteurs (sur 6 500 en France) et quatre coopératives : Cristal Union, Luzeal, Sun Deshy, Tereos CapDeshy. « L’OP est un vrai plus, elle amène du ciment entre nous et, en cas de complexité sur les marchés, ce dispositif est d’une grande aide et conforte la rémunération de nos adhérents », explique Benoit Vachez, président de Luzeal. En 2026, la filière va s’attacher à étudier comment mieux valoriser les possibilités permises par les OP, comme l’accès à des fonds européens permettant de soutenir les investissements, la structuration de l’offre de services auprès des agriculteurs ou la promotion de la filière.
Les coopératives Tereos et Capdéa ont décidé, le 24 juin, de consolider leurs activités de déshydratation de productions végétales en rassemblant les coopérateurs des territoires de la Marne et de l’Aube. La nouvelle coopérative Tereos CapDéshy va regrouper les savoir-faire complémentaires des deux coopératives. Plus de détails seront communiqués après l’assemblée générale de la nouvelle entité, en juin 2026, où la fusion sera officiellement entérinée. La nouvelle coopérative assurera la déshydratation de luzerne (environ 210 000 tonnes en pellets, en balles et en extraits concentrés de luzerne), de pulpes de betteraves (environ 100 000 tonnes) et d’autres productions végétales (œillette, paille, marc de raisin, bois… environ 20 000 tonnes). « Le regroupement de l’ensemble de ses activités autour de la luzerne peut servir nos adhérents, notamment en terme d’apport de rémunération complémentaire », explique Thierry Tissut, le président de la nouvelle entité.
 

          
          
          
          
          
          
						
        
        
        

      
          
          
          
			
			
		  