J’ai longtemps chassé avec un ami qui avait une particularité étonnante : il ratait tout. Les fusils moyens dont je fais partie ont des hauts et des bas. Un jour c’est très bien, le lendemain moyen et le surlendemain médiocre. Mais lui, c’était spécial. À dire vrai, je ne l’ai jamais vu tuer une pièce de gibier. Le plus curieux de l’affaire, c’est que cela ne le gênait absolument pas. Alors que la majorité des chasseurs se serait précipitée au stand de ball-trap pour suivre des cours et obtenir au moins un début de résultat, lui s’en amusait. À toi, perdrix ! « Pan-Pan » raté… À toi, canard ! « Pan-Pan » encore raté. À toi bécasse ! « Pan-Pan », elle vole toujours ! Il avait acquis une certaine réputation. En battue, les gardes rigolaient. « Regarde x, disait l’un d’eux à son collègue en plaçant l’infortuné. Il loupe tout ! ». Après la traque, il y avait, bien sûr, des remarques et des commentaires moqueurs.

On lui posait des questions finaudes : « alors, comment ça s’est passé ? » « Mais le mieux du monde, je me suis bien amusé ! ». Un jour quand même, je l’ai pris à part : « pourquoi ne vas-tu pas prendre quelques leçons de tir ? Juste pour progresser un peu ? » « Mais pourquoi ? Je marche, je vois du gibier, je tire, je loupe, en voilà une belle affaire ! ».

Les chasseurs ne partagent pas cette philosophie. Ils enragent quand ils ratent. Une fois ça va, deux fois passe encore, trois fois c’est la honte ! La chasse, c’est comme au tennis : on n’échappe pas à son classement. Et on trouve toujours son maître. Même au plus haut niveau. Au dernier tournoi de Bercy, le jeune Hugo Humbert semblait intouchable, mais Zverev lui a coupé les ailes. Chaque pratiquant a ses limites, et reste confiné dans sa catégorie.

On dit qu’un tir réussi pour trois cartouches, c’est un résultat magnifique. C’est vrai ! La moyenne serait plutôt cinq ou six cartouches.

Obsession

Certains nourrissent une véritable obsession pour leur niveau. J’ai connu un champion de tir européen qui s’en allait régulièrement au Sénégal pour améliorer ses capacités balistiques. Il emportait une caisse de cent cartouches pour la passée de tourterelles et tirait tous les oiseaux passant à portée. Son score était de 82 % ce qui, sur un gibier difficile, est fabuleux. Mais il ne comprenait pas pourquoi son compteur restait bloqué. De retour en France, il se mit à fréquenter les cours de yoga. Il médita aussi une demi-heure par jour puis se mit au taï-chi-chuan deux fois par semaine. Plein d’espoir, gonflé à bloc, convaincu avec Lao-Tseu, que « l’échec est le fondement de la réussite », il repartit pour le Sénégal l’année suivante. Et le score ne bougea pas. Bloqué à 82 % …

Il en fut malade, me confia que ça le rongeait, qu’il avait analysé l’affaire sous tous les angles et qu’il ne comprenait pas.

Sans aller jusqu’à ces extrémités, il est certain que le vœu le plus cher des chasseurs est d’améliorer leur tir.

Or, celui-ci a très souvent une origine génétique. La plupart des « grands fusils » ne se sont jamais posé de questions. Ils tirent bien aussi naturellement que le poirier donne des poires ou le cerisier des cerises. On demandait un jour à un champion quel était son secret. Il réfléchit un moment puis il déclara : « vous voulez vraiment que je vous le donne ? »

« Oui », fit l’assemblée suspendue à ses lèvres. « Hé bien, c’est assez simple, je leur f… des coups de fusil ! ». Pour lui, il n’y avait aucun mystère, aucune technique, aucun « truc ». Un gibier passe, il épaule, il tire, la pièce tombe et tout est dit !

« Photographier », c’est l’échec assuré

Quand on y réfléchit, sa phrase n’est pas si bête car si on commence à calculer, à se prendre la tête, à bien viser, à mesurer des trajectoires, bref à « photographier », c’est l’échec assuré. Tandis qu’en tirant naturellement, on améliore ses chances.

Les ouvrages spécialisés n’y vont pas de main morte. On trouve parfois d’étonnantes tables de calcul qui donnent, gibier par gibier, les corrections à faire. Ainsi, il est dit que, pour la perdrix, il faut mettre deux mètres devant alors que pour le canard, un mètre et demi suffirait et que le pigeon se contenterait de soixante centimètres. Tout cela est affirmé le plus sérieusement du monde. Vous vous voyez en train de sortir le ruban au moment où vous épaulez ?

Reste l’entraînement. Celui qui tire cinq cents cartouches dans la saison sera plus affûté que celui qui ne dépasse pas trois boîtes. C’est vrai. L’entraînement régulier améliore la performance. Mais sans pour autant dépasser un certain niveau. Et c’est très bien comme cela. Quel serait l’intérêt de chasser sans la glorieuse incertitude ? C’est à cause d’elle que chaque occasion procure autant d’émotions.

Il faut donc savoir, avec humilité, accepter son niveau et répéter, avec Lao-Tseu (que nous retrouvons avec plaisir) : « le bonheur naît du malheur car le bonheur est caché dans le malheur ».