Le vulpin et le ray-grass sont de plus en plus compliqués à maîtriser dans les rotations de grandes cultures, engendrant des pertes de rendement et des hausses des coûts de désherbage. « La situation est assez critique », affirme Franck Duroueix, expert protection intégrée des cultures chez Terres Inovia. À tel point que les différents instituts techniques des grandes cultures (dont Arvalis, Terres Inovia et l’ITB) ont choisi ce sujet comme axe prioritaire des travaux des task forces du plan d’anticipation du retrait des substances actives et de développement d’alternatives, le Parsada (voir encadré).

Pourquoi et comment en est-on arrivés là ? Si cette situation résulte de plusieurs facteurs, le principal est la moindre efficacité des herbicides homologués, explique Ludovic Bonin, spécialiste désherbage au sein du pôle « Flores adventices – Lutte contre la verse » chez Arvalis.

La fin des herbicides foliaires en céréales

« Jusqu’en 2009-2010 environ, on désherbait les céréales d’hiver avec des herbicides foliaires (HRAC 1 et 2), notamment des sulfonylurées. C’était simple, efficace et pas cher », se souvient l’agronome. Malheureusement, les adventices graminées sont devenues résistantes à ces produits, probablement en raison de leur trop grande utilisation. Les stratégies se sont donc rabattues sur un désherbage d’automne, majoritairement composé de produits racinaires, complétés en sortie d’hiver, efficaces mais bien plus chers, voire des programmes tout automne. Ces stratégies ont aussi l’inconvénient de ne pas couvrir les levées d’adventices très tardives, qui, selon l’ingénieur d’Arvalis, semblent être favorisées par l’évolution du climat et la douceur des derniers hivers. Mais ce n’est pas fini. Parmi les molécules disponibles, les plus efficaces ont malheureusement été interdites, explique l’agronome, à l’image de l’isoproturon, de l’acétochlore (Lasso) ou de la trifluraline (treflan).

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Les adventices graminées sont devenues résistantes aux produits foliaires des familles HRAC 1 et 2. ©Arvalis

Toutes les cultures sont impactées

Les céréales d’hiver ne sont pas les seules touchées par ces interdictions : un certain nombre de molécules permettant de lutter contre les graminées sur les autres cultures, notamment les cultures de printemps, sont récemment tombées. « La situation la plus critique concerne le lin qui, suite au retrait de l’Avadex (triallate), n’a plus d’anti-graminées racinaire », s’inquiète Franck Duroueix.

Cette décision va aussi impacter fortement le désherbage des betteraves, déjà pénalisé par la perte du S-métolachlore, explique Cédric Royer, responsable de la protection des cultures à l’ITB. La disparition des produits utilisés en pré-émergence va rendre plus difficile la gestion des graminées, notamment dans les parcelles qui possèdent des adventices résistantes à la famille des HRAC 1. À noter cependant, qu’à la différence du S-métolachlore, c’est bien le produit Avadex et pas sa matière active qui a été interdite. Une nouvelle formulation à base de triallate est attendue dans les années à venir.

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« Sur les pois et féveroles de printemps, on arrive à avoir encore une action sur vulpin mais pas sur ray-grass », affirme Franck Duroueix, alors que les bienfaits agronomiques des protéagineux ne sont plus à prouver. Et que dire de l’impasse dans laquelle se retrouvent les filières endive et chicorée ? Bref, la perte du S-métolachlore, de la benfluraline (Bonalan) ou encore du produit Avadex met en danger la plupart des cultures de printemps. La propyzamide (Kerb) tient encore, mais elle est classée CMR 2 et fait, elle aussi, partie de la liste des 75 molécules du Parsada, liste pour laquelle le ministère de l’Agriculture pense qu’il y a des risques de retrait. « On estime qu’aujourd’hui plus de 400 000 hectares de colza tiennent grâce à cette substance, soit plus de 30 % de la SAU », prévient Franck Duroueix.

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Et ce n’est pas fini. Selon l’agronome de Terres Inovia, quasiment toutes les molécules anti-graminées sont candidates à la substitution. « Et sur ces cultures-là, il n’y a pas ou peu de nouvelles solutions en vue », précise l’agronome. On espère avoir une homologation du Dmta-P sur légumineuse de printemps comme sur tournesol et soja prochainement. Mais comme la molécule sera utilisée sur beaucoup de cultures, cela risque d’impacter la qualité des eaux et de favoriser les résistances. Il faudra adopter une gestion responsable », affirme-t-il. Pour Ludovic Bonin, les contraintes réglementaires liées à l’attribution d’une nouvelle AMM sont telles que cela freine les firmes à demander l’homologation de nouveaux produits.

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Le cas du glyphosate

Autre facteur qui pourrait expliquer la recrudescence des graminées : les restrictions d’utilisation du glyphosate, notamment lors des semis de printemps faits sur labour. « Il y a beaucoup de ressalissements qui se font derrière un labour d’hiver. On ne peut pas toujours dire que le labour laisse un sol propre », explique Franck Duroueix en rappelant que « les sols argileux nécessitent des labours d’automne ». C’est pour cela qu’en 2020, « on avait demandé qu’on puisse faire du glyphosate sur des sols hydromorphes et argileux », se rappelle-t-il. Pourrait-on remplacer la chimie par un travail du sol au printemps ? Au-delà du risque de retarder les semis, il alerte sur le risque de compaction lié au travail du sol en condition humide et une plus forte dépendance aux conditions météorologiques.

Quelles règles pour l’homologation des molécules et produits ?

Selon Franck Duroueix, les décisions d’homologation ou de retrait d’AMM sont faites « molécule par molécule », indépendamment d’un regard global sur le sujet et des molécules alternatives, dont le renouvellement de l’AMM arrive souvent quelques mois ou années après. « Après une interdiction, les agriculteurs se rabattent sur les quelques molécules qui restent, ce qui entraîne une augmentation de leur utilisation et de leur concentration dans l’eau, et cela peut conduire à leur interdiction », explique-t-il en évoquant un cercle vicieux. En d’autres termes, les décisions de retraits des molécules ne sont pas, ou pas suffisamment, prises suivant une analyse globale de la balance bénéfice/risque.

Se passer de chimie ?

La solution serait-elle dans les leviers agronomiques ? « Ils ne sont pas toujours très efficaces, il faut le reconnaître. Cette variabilité rend leur adoption difficile. La combinaison des leviers présente, en revanche, de l’intérêt », avoue Ludovic Bonin. Les conditions climatiques de l’automne 2023 ont montré les limites du décalage des dates de semis. Les céréaliers adeptes de l’agriculture de conservation des sols ont aussi misé sur le non-travail du sol, afin d’éviter de faire lever les graines d’adventices, notamment via l’utilisation, à faible vitesse, d’un semoir à disque. « Cela peut fonctionner, mais il faut être très rigoureux ».

Autre levier : la rotation. Franck Duroueix évoque, par exemple, la stratégie qui consiste à faire suivre deux cultures d’été, quand cela est possible. Mais concernant son allongement, il prévient : « si on implante une culture dont on n’a pas les bons herbicides pour contrôler les graminées, l’effet peut être contraire ». Par ailleurs, « avant, quand une culture perdait un herbicide, on ne s’en rendait pas tout de suite compte. Maintenant, c’est visible beaucoup plus rapidement, en raison du réensemencement de l’adventice dans la culture suivante », note Ludovic Bonin.

Le fléau des corvidés et des pigeons

Parmi les cultures qui permettraient de rompre le cycle des adventices et qui possèdent encore des solutions anti-graminées, on peut trouver le maïs et le tournesol, qui s’implantent plus tard et rompent le cycle des graminées : « À partir de la mi-avril, les conditions climatiques sont moins favorables à la levée du vulpin et du ray-grass », explique Franck Duroueix. « L’idée est d’avoir des périodes de semis contrastées, chose que l’on n’a pas dans des rotations chargées en blé, en orge et en colza », complète Ludovic Bonin. Par ailleurs, ce sont des cultures qui peuvent se biner assez facilement. Cependant, « il peut y avoir une volonté de faire des cultures de printemps, pour améliorer agronomiquement la situation, notamment vis-à-vis des graminées. Mais vous avez des pressions d’oiseaux au semis tellement fortes que la culture est mise en échec », explique-t-il.

« Depuis 2021, nous avons travaillé ce dossier plus sérieusement, en mettant en place une lutte collective contre les corvidés qui associe piégeurs, chasseurs et agriculteurs », explique Sébastien Delanery, planteur dans la Marne et responsable de la commission Faune Sauvage Fdsea 51 et Frsea Grand Est. Aujourd’hui, on constate des dégâts sur maïs, tournesol, betterave, pois et féverole. Comment protéger les cultures ? « Je ne suis pas très favorable à l’effarouchement, car on ne fait que déplacer le problème chez le voisin », explique-t-il en rappelant les risques de conflit de voisinage liés aux nuisances sonores des canons à gaz et le coût des lasers.

Pour Sébastien Delanery, la seule solution efficace aujourd’hui, c’est la régulation. Si la destruction des œufs dans les nids, aujourd’hui interdite, pourrait être une solution, il précise cependant que l’efficacité ne serait pas totale, car les oiseaux lanceraient alors un nouveau cycle de ponte. « On réfléchit à une stérilisation des œufs, par drone par exemple ». Concernant la prédation des rapaces, elle a l’inconvénient d’impacter aussi le petit gibier et la petite faune.

« Ce qui marchait très bien et qui était dépourvu de souffrance animale, c’était le Corbeau Dort. Malheureusement, il a été interdit », explique-t-il alors que le Korit a une efficacité assez aléatoire. Certaines régions sont encore plus en danger quand les prédateurs sont protégés, à l’image du choucas des tours, mais aussi des grues cendrées qui ravagent les semis d’orge de printemps.

Merci Dolly !
La pression des oiseaux sur les semis, notamment de tournesol, freine l’allongement des rotations. ©R.H.

Et maintenant ?

Lors du dernier salon de l’agriculture, Elisabeth Borne a annoncé le lancement d’un plan pour anticiper les prochains retraits de molécule. En grande culture, le premier sujet travaillé sera justement celui de la gestion des adventices graminées. Parmi la liste des 75 molécules sur la sellette, combien de substances actives anti-graminées vont encore être retirées ? Par quoi seront-elles remplacées, sachant que la situation est déjà très tendue aujourd’hui ? Est-ce que les alternatives proposées seront viables agronomiquement et économiquement ? Réponse dans les mois à venir.

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Le ministère valide un plan d’action anti-graminées

Le 18 décembre, 14 plans d’action visant à anticiper le retrait de substances actives dans le cadre du plan annoncé par Elisabeth Borne au dernier salon de l’agriculture, ont été validés. Parmi eux, un plan d’action, porté par la filière grandes cultures concerne la gestion des graminées et un autre, pour la filière semences et plants, va se concentrer sur la lutte contre les coléoptères. Le 19 décembre, le ministère de l’Agriculture a lancé le premier appel à manifestation d’intérêt (AMI) associé à ces plans. Selon le ministère, deux autres dispositifs de soutien viendront compléter ce premier AMI.

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